Amitai Etzioni : Israël doit-il rester un état juif ?

LE MONDE | 13 mai 2008 | Amitai Etzioni

Les minorités ne sont pas mieux protégées quand un pays n'affiche aucune valeur nationale commune. Est-il opportun qu'Israël soit un Etat juif ? Autant se demander s'il est bien nécessaire que le pape soit catholique. Les défenseurs des droits individuels se posent tout de même la question, en s'inspirant d'arguments déjà fourbis dans certains pays où l'on appelle à mettre l'identité nationale en sourdine afin que les minorités se sentent plus à leur aise et évitent d'engendrer des terroristes. Ce type d'arguments refuse de prendre en considération l'apport bénéfique de la communauté nationale, de ses valeurs fondamentales et de son identité, ciment qui empêche une nation de tomber en morceaux.

En Israël, le plaidoyer en faveur des minorités et des droits individuels s'articule autour de deux arguments. Le plus évident, si l'on peut dire, fait valoir qu'une occupation prolongée de la Cisjordanie condamnerait Israël soit à rester une puissance coloniale, soit à renoncer à son identité juive au profit d'un Etat binational. Seul un retour aux frontières de 1967 (légèrement rectifiées) pourrait enrayer les désastres de l'occupation et ses effets corrosifs sur l'âme d'Israël, en préservant par ailleurs une base démographique essentielle à un Etat juif et démocratique.

Le second volet de l'argumentaire soulève des enjeux plus délicats, qui concernent tout aussi bien d'autres nations : Israël, contenu dans ses frontières de 1967, devrait s'ouvrir au multiculturalisme. C'est-à-dire renoncer à ses valeurs juives pour devenir un Etat culturellement neutre, capable d'assurer l'intégration de plus d'un million de citoyens arabes (soit environ un cinquième de la population israélienne). Cela permettrait par la même occasion aux juifs laïques de s'affranchir de ce qui est perçu comme un régime rabbinique oppressif. (Aujourd'hui, en Israël, on ne peut pas se marier, divorcer ni être enterré sans en référer à une autorité religieuse, juive, musulmane ou autre.)

Ces considérations semblent pourtant négliger le fait que toutes les nations, fussent-elles aussi vastes que les Etats-Unis ou la Chine, ont chacune au moins quelque chose en commun : des valeurs, une histoire, une identité partagée. Si l'on en faisait des Etats neutres, elles seraient dépossédées de la dimension positive que nous apportent les communautés. Cette dimension ne doit pas être sous-estimée : on peut être prêt à mourir pour sa patrie, s'indigner personnellement de l'entendre dénigrée ou, tout simplement, éprouver de la fierté à voir ses compatriotes remporter une compétition internationale ou une médaille aux Jeux olympiques.

Les défenseurs des droits individuels prétendent que les valeurs communes des Israéliens juifs se sont de toute façon dissoutes, et que même les autres nations n'ont que de vagues notions de leur culture commune : au Royaume-Uni, la notion de /"britishness"/ ("britannicité") se résumerait à un goût immodéré pour la bière tiède et le cricket. On constate néanmoins que les nations dépourvues de valeurs fédératrices fortes s'exposent à des sécessions (comme au Canada ou en Espagne) et peinent à mettre en place une politique nationale qui exige des sacrifices pour le bien commun.

D'ailleurs, toute nation digne de ce nom a bien une certaine orientation culturelle. Vous pouvez ricaner en entendant parler de l'Europe comme d'un continent chrétien, le fait est que le repos dominical y tient lieu de règle (et non le shabbat juif ou le vendredi des musulmans), les vacances suivent le calendrier des fêtes chrétiennes, et même les manuels scolaires ainsi que divers rites publics véhiculent des valeurs chrétiennes.

En cherchant à gommer ces cultures nationales, on risque un appauvrissement. C'est justement la crainte d'une telle déperdition qui attire tant d'électeurs européens vers des partis politiques hostiles à l'immigration, et qui alimente des sentiments antipalestiniens en Israël. La seule position raisonnable consiste donc à respecter la diversité au sein de l'unité : chaque nation définirait quelles sont les règles qui doivent être partagées par tous, et jusqu'où chaque communauté est libre de suivre ses propres traditions. Ainsi, au Royaume-Uni, au lieu de fusionner tous les groupes ethniques, comme on l'a récemment suggéré, il serait préférable de les accepter en tant que tels, pour autant qu'ils ne menacent pas les valeurs et les institutions nationales communes.

En Israël, cela impliquerait non seulement de respecter le droit des juifs et des Arabes à pratiquer librement leur religion, mais aussi à n'en pratiquer aucune. Qui plus est, les prêcheurs de haine et apôtres de la violence ne devraient bénéficier d'aucune complaisance. Il faudrait aussi lever les mesures discriminatoires contre les Arabes israéliens et les juifs laïques en matière de subsides et de privilèges alloués par l'Etat, comme c'est le cas dans l'attribution de bourses d'études.

La sociologie nous enseigne que les sociétés sont des organismes complexes, animés de besoins et de valeurs diverses parmi lesquelles on ne saurait en privilégier certaines qu'au détriment d'autres. Il n'est pas possible de ménager les susceptibilités de chacune des minorités sans risquer de compromettre l'essentiel : la communauté nationale.

Tout effort visant à assimiler complètement les minorités (au mépris de leur culture propre) ou à liquider l'ethos national (au détriment de la culture commune) ne servira qu'à exacerber les conflits et les tensions. L'intérêt général voudrait plutôt que l'on parvienne à un juste dosage entre les apports positifs de la diversité et les valeurs fondamentales que nous sommes tenus de partager, tous autant que nous sommes.

Traduit de l'anglais par Myriam Dennehy

Amitai Etzioni

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Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !