Hommage à Marceline Loridan
par le rabbin Delphine Horvilleur
lors de ses funérailles le 21 septembre 2018

Pour raconter Marceline, permettez-moi de commencer par la fin… par une chambre d’hôpital à Paris où, mardi soir, à la nuit tombante, résonnent ces notes, au moment même où dans toutes les synagogues du monde, on entend : Kol Nidré… Veessarei, veh’aramei, vekounamei, vekhinouyei Vekinoussei oushevouot…

Tous ces vœux, toutes ces promesses, demandent les Juifs ce soir-là, à quoi nous engagent-ils vraiment ?

Mourir à Yom Kippour, ça c’est du « Grand » Marceline !

Ne me dites que c’est juste un hasard. Je n’en crois pas un mot.

Comme beaucoup d’entre vous, j’étais convaincue que l’ange de la mort n’arriverait jamais à la retrouver. Je me suis souvent dit qu’elle avait gagné une sorte d’immunité et que, même s’il sonnait tout à coup à sa porte, elle l’engueulerait et il partirait voir ailleurs. Je me suis dit que de toute façon il ne pouvait rien contre elle. Et j’en reste convaincue aujourd’hui.

Et je crois que ce n’est pas lui qui est venu la chercher, mardi soir : c’est elle qui l’a sifflé. C’est elle qui a décidé que le moment était arrivé. C’est elle qui a choisi. Parce qu’elle a toujours tout choisi et qu’il n’était pas question que quelqu’un lui vole sa sortie.

Alors Yom Kippour, comme date, forcément, « ça a de la gueule ». Je n’en connais pas de meilleure. C’est le jour où, selon la tradition, s’ouvrent les portes du Ciel, un jour où, dit-on, se réunit un tribunal qui décide du pardon. Dieu juge les hommes… À moins que… à moins que ce ne soit l’inverse.

Une célèbre blague juive le raconte ainsi :
Un jour à Yom Kippour, le rabbin se rend compte que, dans le fond de la synagogue, un homme, Yisthok, semble parler seul, s’agiter et se disputer avec quelqu’un.
Le rabbin s’approche de lui et lui demande : « Yitshok, à qui parlais-tu ? » Et l’homme répond : « Je parlais à Dieu. Je lui disais : « Je veux bien demander pardon pour ce que j’ai fait mais, franchement, je n’ai rien fait de si terrible. Par contre, toi, Dieu, regarde ce monde, la souffrance, la douleur, les catastrophes qui s’abattent sur nous. Toi Dieu, c’est à toi de nous demander pardon ! » »
Alors le rabbin demande : « Mais comment s’est finie la conversation ? » Et Yitshok dit : « C’est simple, j’ai dit à Dieu : « Je te pardonne, tu me pardonnes, et on est quittes ! » »
Et c’est alors que le rabbin s’emporte contre Yitshok et lui dit : « Mais enfin, pourquoi as-tu laissé Dieu s’en tirer à si bon compte ? »

La tradition juive entend la rébellion et la colère, même tournée contre Dieu. Elle l’écoute et lui fait de la place. Et si l’homme peut demander à Dieu des comptes, alors je crois qu’en cet instant, face à Marceline, Dieu est en situation difficile et pourrait bien passer un sale quart d’heure.

Parce que devant lui se tient une avocate féroce de l’humanité qui va plaider comme personne pour sa génération.

Et pour nous qui restons ici, il va nous falloir apprendre à vivre sans elle, sans son rire et sa voix, sans ses coups de gueule et sa répartie, sans l’appartement de la rue des Saints-Pères où l’on s’installe pour refaire le monde, et sans son humour implacable et ses airs de gamine de 15 ans, qui nous rappelaient que Marceline n’avait aucun âge, en tout cas sûrement pas le sien.

Et depuis deux jours, je ne compte pas le nombre de personnes qui m’ont dit : « Mais qu’est-ce qu’on va faire sans elle ? »
Hier, son amie Audrey Gordon m’a fait lire une lettre qu’au bout du monde, elle a écrit à Marceline en apprenant sa mort. Elle lui dit : « Je regarde le ciel, je lui crie ton nom. Je lui demande comment supporter l’absence. Toi, tu m’aurais simplement répondu : « Démerdez-vous ! »  C’était ta manière à toi de transmettre. Ce « Démerdez-vous !  » adressé à ma génération, cela voulait dire : « Réinventez, ne reproduisez pas à l’identique. » »

Je crois qu’Audrey a raison : Marceline nous a dit mille fois « Démerdez-vous ! » avec une tendresse extraordinaire qui veut dire : faites avec la faille, construisez-vous avec le manque. Parce que c’est ce que moi j’ai réussi à faire : faire de la brisure et de mon histoire, non pas un effondrement, mais le plus majestueux des édifices, une vie de femme libre, de juive debout, qui ne se laissera pas briser. Bien sûr, ces dernières années, le corps lâchait un peu.

Un soir, à Jérusalem, elle a soudain perdu la vue. Quand elle m’a raconté cela, nous avons passé un long moment toutes les deux à parler de la Bible. Je sais, c’est un peu étrange. Je lui ai raconté qu’Isaac, le fils d’Abraham, cet enfant qui fut un jour lié sur un autel et presque sacrifié, a, à la fin de sa vie, perdu la vue. Et le verset qui raconte cela dans la Torah le décrit de façon très étrange. Il est écrit : VETIK’EINA ENAV MI-R’OT « Les yeux d’Isaac s’obscurcirent d’avoir vu ».

Il n’est pas écrit qu’Isaac cessa de voir mais que son regard s’obscurcit « d’avoir vu ». Mais d’avoir vu quoi, demandent les rabbins ? Réponse des sages : d’avoir vu, bien plus tôt dans sa vie, quelque-chose qu’il n’aurait jamais dû voir. D’avoir survécu à la catastrophe, et à l’anéantissement. Isaac, dans la Torah, c’est la figure du survivant par excellence, celui qui a vu l’irreprésentable, l’irracontable et dont le regard et le cœur sont à jamais différents.

Avec ses yeux obscurcis et avec son cœur brisé, Marceline a non seulement su vivre, mais elle a su voir, montrer, filmer, raconter et aimer. Et sur ce chemin brisé, elle nous a guidé comme personne.

Avant de passer la parole à des proches, à de amis, j’aimerais conclure et dire un mot sur son amitié avec Simone Veil. Bien sûr, beaucoup de choses ont été dites sur le lien si particulier qui les unissait. Sur cette sororité paradoxale, ces sœurs de camp et de destin. Mais je crois qu’au-delà de ça, pour beaucoup de femmes, Simone et Marceline ont raconté et incarné à elles deux quelque chose du destin féminin. Simone et Marceline, comme deux visages de ce qu’une femme rêve d’être : le visage de l’engagement et du devoir, le visage de la passion et de la liberté. Et la façon dont elles ont su placer en miroir ces deux visages.
Simone dans son combat a offert aux femmes la liberté.
Et Marceline dans sa liberté nous a appris à combattre… et rappelle à notre génération son devoir de poursuivre et d’inventer.

Dans ma toute dernière conversation avec Marceline, elle m’a raconté que, plongée dans le coma, il y a quelques semaines, elle s’est retrouvée aux portes de la mort. Et alors, m’a-t-elle dit, « Figure-toi que Simone était là, et elle m’a pris la main et m’a raccompagnée du côté des vivants ».

Cette fois-ci, Simone l’a gardé près d’elle, et la guide.

Je veux croire qu’en cet instant, tandis que, selon la tradition, s’ouvrent les portes du ciel, elles sont encore un peu là pour nous entendre leur dire merci, merci à ces « filles de Birkenau » qui nous ont appris à vivre.

Que la mémoire de Marceline soit pour nous tous une bénédiction et que son âme et son souvenir soient liés à tout jamais au fil de nos existences.


Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !