Sari Nusseibeh : La voix de la raison

Sari Nusseibeh est Doyen de l'université Al Quds, nouveau directeur de l'Orient House.

Article paru simultanément le 24 septembre 2001
dans le quotidien israélien Haaretz et le quotidien palestinien Al Quds.

Traduction Chmouel Engelmayer pour les Cahiers Bernard Lazare, novembre 2001.

Quel avenir un homme rationnel (qu'il soit Arabe ou Juif) peut-il prévoir pour le conflit israélo-palestinien en pleine escalade aujourd'hui ? Voilà une question que nous tous - ceux qui raisonnent logiquement et ceux qui s'efforcent de le faire - sommes tenus de considérer avec tolérance, et en prenant un peu de distance.

Il est clair qu'aucun israélien raisonnable ne s'attend à ce que le conflit se résolve par l'expulsion du peuple palestinien de la Palestine historique. De même, aucun homme sensé du côté palestinien n'espère atteindre la paix souhaitée en chassant le peuple juif de ce pays.

Il est clair aussi qu'aucun individu sain d'esprit du côté israélien ne peut s'attendre à ce qu'Israël obtienne la stabilité et la sécurité en imposant une solution aux palestiniens. Et les Israéliens non plus ne se plieront pas à une solution imposée par la force. C'est pourquoi la force n'amènera ni la stabilité ni la sécurité, ne fut-ce que pour la seule raison que la force ne reste pas éternellement du même côté.

En conséquence, lorsque ceux d'entre nous qui réfléchissent avec logique regardent vers l'avenir, ils ne peuvent voir que l'alternative suivante : ou bien un avenir de guerre et de sang, ou la nécessité logique d'une solution de paix agréée.

Certains diront que nous avons déjà essayé la voie de la paix et qu'elle a abouti à l'échec. Que la partie adverse s'est obstinée à perpétuer le conflit, qu'en fait elle n'a jamais été interessée à la paix et que par conséquent la théorie selon laquelle il y aurait une solution pacifique au conflit n'est pas valable : la paix ne serait pas une option réaliste.

Il est vrai que le processus de paix a échoué, mais il faut poser la question : est-ce la théorie qui a échoué ou seulement son application ?

Est-ce que c'est seulement de notre côté qu'on croit à la paix ? A mon avis, ce n'est pas la théorie qui était défectueuse, mais sa mise en application. Pourquoi dis-je que le problème ne réside pas dans la théorie ? Du point de vue israélien, l'absence d'une solution de paix signifie danger existentiel. Israël risquerait de devenir tôt ou tard un état raciste du genre de ce que fut l'Afrique du Sud, ce qui ne lui apporterait ni la sécurité ni la paix, ou un état binational qui perdrait son caractère juif. Chacune de ces possibilités crée un problème stratégique que seule une solution politique peut éviter. Voilà pourquoi la paix est une nécessité stratégique pour Israël.

Du point de vue des Palestiniens, le rêve de vivre leur identité nationale dans le cadre d'une entité politique ne peut se réaliser que par la création d'un Etat-nation séparé, c'est-à-dire indépendant. Si les Palestiniens laissent passer cette occasion, ou s'ils aspirent à plus que cela, ils seront entraînés dans un conflit démographique et stratégique avec les Israéliens. Et, dans le meilleur des cas, de leur point de vue, ce conflit aboutira à un cadre politique dans lequel l'identité nationale palestinienne ne sera pas dominante. En conséquence, le besoin palestinien d'une solution est un besoin stratégique.

Et le bon sens nous dit donc que la solution au problème israélien et au problème palestinien - et non à l'un d'entre eux seulement - réside dans l'établissement d'une paix définitive entre les deux peuples. Cette hypothèse, qui doit se fonder sur la création de deux Etats voisins, mais distincts, est logique aussi longtemps qu'elle reste praticable du point de vue géographique et démographique. Car le temps ne s'arrête pas et n'attend pas que les gens reviennent à la raison.

Mais si l'hypothèse de la paix est bonne, pourquoi avons nous échoué dans sa mise en application ?

A mon avis, on peut désigner trois obstacles principaux qui empêchent encore d'aboutir à une solution. On peut y voir des positions politiques figées ou des mentalités enracinées. Le premier obstacle est palestinien, le second israélien et le troisième est commun aux deux parties.

Le premier obstacle, du côté palestinien, est le fait de de s'accrocher aux frontières de 1967 comme cadre géographique de la création de l'Etat palestinien. C'est pourquoi toute tentative israélienne de rogner sur ce cadre mènera évidemment à l'échec des négociations.

Le deuxième obstacle, du côté israélien cette fois, est le ferme refus d'accepter le "principe du droit au retour". C'est pourquoi l'entêtement des palestiniens sur le retour des réfugiés à leurs terres de l'époque mènera lui aussi, évidemment, à l'échec des pourparlers.

Le troisième obstacle, commun aux deux peuples, c'est Jérusalem. Aucune des deux parties n'est prête à renoncer à elle. C'est pourquoi la seule solution possible est de trouver une formule qui permette aux deux parties de se partager la ville au moyen d'une souveraineté commune, selon la version proposée par Bill Clinton.

Si les premiers pas dans le processus de paix n'incluent pas une tentative des deux parties de se mesurer avec ces trois problèmes, le processus ne pourra aboutir. Aucune solution politique intérimaire n'apportera la paix souhaitée.

Tout homme rationnel qui regardera au fond de lui-même s'apercevra que mes remarques ne sont pas nouvelles pour lui. Est-ce que la voix de la raison triomphera, des deux côtés, et nous tirera de cette situation tragique, ou bien laisserons-nous la responsabilité de notre sort commun entre les mains des opportunistes et des assoiffés de destruction ?

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Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !