par Jean Paul Vienne
Vice-président du Mouvement de la Paix - Isère
Rendez-vous dans le hall d'honneur de la Mairie de Grenoble
le mardi 8 mars 2005 à partir de 14h30
au stand du Cercle Bernard Lazare - Grenoble
Beaucoup de militants de la paix, jeunes et moins jeunes, sont d'avis que l'action pacifiste, tant nationale qu'internationale, n'aurait guère commencé qu'après la Seconde Guerre Mondiale (1949 : création du Mouvement de la Paix ; 1951 : Appel de Stockholm, chaque fois avec Frédéric Joliot-Curie, etc...), faisant suite aux premiers essais nucléaires américains et soviétiques de la bombe H. Nos ancêtres se seraient ainsi fait massacrer comme des moutons, sans mot dire.
Or, il n'en est rien. Si l'action pacifiste de l'entre-deux-guerres (cf. Romain Rolland chez nous), ne fut pas négligeable du tout, il faut rappeler qu'elle connut avant 1914 un développement considérable, un internationalisme résolu, un dynamisme dont nous n'avons plus idée. On peut ainsi affirmer que le mouvement pacifiste compte parmi les toutes premières victimes de la Première Guerre Mondiale.
Durant les 30 années qui ont précédé 1914, la figure emblématique et incontournable, le moteur infatigable, le fédérateur obstiné de cette action pacifiste fut, sans aucun doute, Bertha von SUTTNER (1843/1914). Issue d'une famille de la grande aristocratie de l'Autriche-Hongrie, la comtesse Bertha von KINSKY se retrouva très vite en marge de son milieu qui, du reste, la snoba durant toute son existence. Alors que sa famille n'avait produit que des généraux (y compris son père - qu'elle ne connut pas), elle s'orienta, la quarantaine venue, vers un militantisme de grande dimension. On peut même dire qu'elle inventa le militantisme moderne, lequel suppose une vision assez globale des problèmes ; d'abord au sens où les valeurs qu'elle défendait avaient une portée universelle, donc planétaire, ensuite parce qu'elle reconnut très vite que toutes les causes sont liées. C'est ainsi qu'elle fut non seulement une grande pacifiste (elle a, du reste, inventé le concept), mais aussi une antiraciste (elle lutta, notamment, sans relâche contre l'antisémitisme), une anticolonialiste, une militante des droits de l'Homme, et, plus spécifiquement, des droits de la femme (elle avait sur l'éducation des jeunes filles des idées révolutionnaires, dont la modernité peut étonner).
Il faut dire qu'elle reçut une éducation plutôt libérale (c'est-à-dire empreinte des valeurs de liberté, de la connaissance et même de laïcité) et, pour une jeune fille, inhabituellement complète à son époque : elle maîtrisait parfaitement 4 langues : outre l'allemand, l'italien, le français et l'anglais, avait une très bonne connaissance de la littérature et de la philosophie de son temps, possédait même une culture scientifique non négligeable (notamment en physique, chimie et surtout biologie : elle avait lu tout Darwin dont elle fit l'un de ses maîtres à penser). D'une intelligence vive et critique, elle montra assez vite un esprit rebelle. Elle-même était d'avis que sa culture encyclopédique (elle se qualifiait de " Bas Bleu "), son indépendance d'esprit la rendait inépousable, d'autant qu'elle n'avait aucune espèce de fortune personnelle et, qu'un beau jour, elle dépassa ainsi les 30 ans. Entre temps, elle avait séjourné à Paris, où elle fit la connaissance d'Alfred NOBEL, pacifiste convaincu, bien qu'inventeur de la dynamite (ce qui, du reste, le rendit fort riche) qui s'avéra décisive pour le reste de son existence. Une amitié profonde, riche en échanges idéologiques et en discussions, les lia jusqu'à la mort de ce dernier en 1896. Ce fut Bertha von Suttner, au demeurant, qui l'incita à mettre sa fortune au service d'une fondation humaniste, laquelle sera à l'origine des prix Nobel. Celui de la Paix, justement, lui fut attribué en 1905 (elle fut ainsi la première femme à se voir décerner un prix Nobel).
D'autres hommes eurent une grande influence sur le cours de son existence, au premier rang desquels il faut citer son mari, le baron Arthur von SUTTNER, l'oiseau rare, qu'elle épousa, la trentaine bien tassée. Elle était entrée comme gouvernante dans cette famille de petite noblesse viennoise, moins titrée qu'elle, certes, mais autrement plus aisée. Et voilà que le fils de la maison, Arthur, de 7 ans son cadet, s'éprit de Bertha qu'il admirait intensément et finit par épouser. Mariage clandestin, car la famille, conservatrice et bornée, s'était opposée à cette union, tant Bertha choquait par sa culture, son ouverture d'esprit et son indépendance. Sur ce, le jeune couple s'enfuit immédiatement en Géorgie où il demeura 9 ans, dans des conditions matériellement plutôt difficiles. Arthur, son mari, qui lui resta très attaché jusqu'à sa mort en 1902 (à 52 ans) était un aristocrate encore plus atypique qu'elle, si c'était possible : voltairien, et même carrément anticlérical, il s'orienta assez vite vers des positions qu'on qualifierait de nos jours de " gauchiste ", en rupture complète avec celles de son milieu, clérical et militariste, et encore davantage avec celles de sa famille. Lui qui n'avait pas le charisme de Bertha soutint fidèlement et inconditionnellement l'action militante de son épouse. Il fut lui-même un défenseur convaincu des droits de l'Homme, un antiraciste, un démocrate proche des partis socialistes de l'époque. Il était si peu nationaliste qu'il songea même à abandonner la nationalité autrichienne. Avec Bertha, il forma un couple uni et militant qui n'avait pas son pareil dans toute l'Autriche-Hongrie - avec, assez vite, une spécialisation des tâches dans le couple.
C'est en Géorgie que le couple se découvrit - au départ par nécessité - une vocation d'abord de journalistes (ils écrivaient dans la presse de Vienne), puis d'écrivains. Ils poursuivirent leurs activités de plume une fois rentrés à Vienne, Bertha avec plus de succès qu'Arthur. Bertha devait ainsi publier plus d'une quarantaine de romans, d'un intérêt inégal, certains n'ayant guère qu'une valeur alimentaire, car le couple von Suttner connut le besoin toute sa vie. Sinon, au fil des années, la production littéraire de Bertha devint de plus en plus engagée, chaque roman illustrant une cause qui lui était chère, avec toujours le thème de la paix (et donc de la guerre) comme leitmotiv.
Le tournant décisif de sa vie eut lieu vers la quarantaine. Le succès d'un roman " L'Ere des machines " (1888) lui fit définitivement prendre conscience de la nécessité de s'engager plus activement pour la cause de la paix dans le monde. Elle qui, de sa vie, ne perdit un proche à la guerre ou ne fut témoin d'une bataille, se jeta, dès lors, dans l'action avec passion et même fougue, avec méthode aussi (elle avait un sens extrêmement développé de la communication), et surtout avec une ténacité incroyable : en dépit des coups personnels qu'elle reçut sans cesse et des échecs (les guerres, les trahisons, les espoirs déçus) qu'elle connut durant toute sa vie de militante, elle ne se découragea pour ainsi dire jamais, relevant aussitôt la tête après chaque épreuve.
Son irruption sur la scène internationale fut la conséquence d'un autre roman au titre on ne peut plus explicite " Bas les armes " (1889) qui connut tout de suite un immense succès de librairie dans le monde (plus de 2 millions d'exemplaires vendus) et la propulsa au premier rang de l'actualité. Elle devint d'un coup la référence absolue de tous les " amis de la paix " (comme on disait à cette époque), et fut ainsi la vedette du 3ème Congrès International de la Paix qui se tint à Rome en 1891 où elle tint son premier grand discours public (en italien, bien sûr). Dès lors, sa vie fut tout entière orientée vers l'action pacifiste. Ne se contentant pas d'être la figure de proue du mouvement pacifiste, elle eut aussi un rôle organisationnel décisif : c'est à son initiative que les organisations nationales (qu'elle avait souvent elle-même suscitées) se fédérèrent en une Union Internationale de la Paix dont le siège fut situé à Berne. Elle en devint tout de suite la vice-présidente, position remarquable si on songe que les femmes étaient, à l'époque, totalement exclues de tout débat public et organisations politiques. Sans relâche, elle provoqua les discussions dans la presse - ne craignant aucune polémique frontale - et créa des revues pacifistes, pressa les politiques et diplomates de tous pays à aborder la question de la paix, sollicita le soutien financier (un souci permanent) de tous les sympathisants de sa cause, riches ou moins riches, fut une sorte de Madonne de la Paix lors des 2 conférences internationales de la paix qui se tinrent à La Haye, étant une sorte d'O.N.G. reconnue à elle toute seule. Ses discours et analyses qu'elle multipliait désormais dans le monde entier (de l'époque, bien entendu, c'est-à-dire de la Russie aux Etats-Unis) étaient écoutés, estimés, commentés, et, cela va de soit, également raillés, méprisés, attaqués. On n'imagine plus son prestige : avec une très grande lucidité, elle avait reconnu qu'on ne pouvait lutter efficacement contre la guerre qu'en s'attaquent à ses causes profondes, l'exploitation économique, l'oppression politique et toutes les formes d'injustice. Au centre de ses propositions qu'elle répétait inlassablement : le désarmement et la création d'une cour d'arbitrage internationale pour régler tous les litiges entre les nations par le droit. Ses bêtes noires : l'empereur d'Allemagne, le très belliciste Guillaume II, le militarisme austro-hongrois, les nationalismes de toute sorte, la course insensée aux armements et les fabricants et marchands de canons.
Elle eut, néanmoins, la prescience aigüe des catastrophes qui allaient tomber sur le monde au XXème siècle, voyant arriver une Première Guerre Mondiale et des millions de morts qui, ne réglant rien, serait suivie d'une Seconde Guerre Mondiale avec un nombre encore plus grand de victimes et de destructions. Elle vit aussi venir les persécutions racistes et même le terrorisme. Remplie d'un sombre pressentiment, elle estima - en 1904 ! - qu'il faudrait bien un siècle à l'humanité pour accéder à la raison. Y est-on ?
Elle n'adhéra jamais à aucun parti (pour conserver sa liberté de parole, disait-elle), mais eut plus que de la sympathie pour le socialisme en dépit de quelques démêlés idéologiques avec certains dirigeants (notamment avec les socialistes allemands d'August BEBEL qu'elle jugeait par trop dogmatiques) : car s'ils mettaient bien la cause de la paix en bonne place dans leurs programmes, ils la conditionnaient aussi à la fin du capitalisme. Bertha, quant à elle, était d'avis qu'on ne pouvait pas attendre cette échéance, qu'il y avait urgence... Elle eut d'excellentes relations avec les pacifistes français, notamment avec Jean JAURES.
Malgré sa détermination absolue, son caractère résolu, son prestige international, elle demeura une figure très humaine, très féminine aussi. Son rayonnement fut total en son temps : en 1903, par exemple, elle fut consacrée comme la femme la plus célèbre de son époque par la presse.
Son action militante ne fut pas exempte d'erreurs. Elle interpellait, par exemple, davantage les hommes de pouvoir et d'influence qu'elle ne s'adressait aux masses (son dernier réflexe de classe, peut-être). Elle accordait aussi trop facilement sa confiance, s'emballait pour des hommes d'état (Nicolas II de Russie, Roosevelt...) dès qu'ils avait le mot " paix" à la bouche. Mais son ascendant fut absolument considérable dans les premières années du XXème siècle, à telle enseigne qu'on a pu écrire que le cours des choses aurait pu être différent si elle n'était décédée le 21 juin 1914.
C'est lui rendre justice que rappeler son existence et son action dans une revue engagée. On pourrait aussi imaginer que des rues, des bâtiments associatifs, des institutions militantes portent son nom en guise d'hommage. Je connais , quant à moi, la frustration de ne pouvoir rendre compte comme il le faudrait d'une vie aussi riche, passionnée autant que passionnante, en ces quelques lignes ; il faudra bien d'autres interventions - orales et publiques, sans doute - pour cerner de plus près " Bertha la Paix ", comme la désignait la presse bien disposée à son égard (sinon, on l'appelait " la baronne rouge "). Son combat - qui est aussi le nôtre - demeure plus d'actualité que jamais.
Quand on veut bien se souvenir de l'action militante de Bertha
von SUTTNER (dont on n'a pas oublié la mémoire dans les pays d'Europe
Centrale ou anglo-saxons), c'est son action pacifiste que l'on retient presque
exclusivement (cf. les sites Internet en anglais ou en allemand qui lui sont
consacrés). Il est vrai que cette action, considérable, notamment
comme vice-présidente du Bureau International de la Paix, lui valut le
Prix Nobel de la Paix en 1905.
On aurait tort, cependant, de ne se souvenir que de son engagement pacifiste,
aussi remarquable qu'il ait pu être. Car Bertha von Suttner, qui avait
une vision globale et universelle de l'engagement pour une humanité meilleure,
aborda de front et quasi simultanément tous les dysfonctionnements de
notre planète, aussi nombreux et, au fond, les mêmes en son temps
que maintenant. La lutte contre toutes les formes de racisme et d'exclusion
fut ainsi l'une des grandes causes de sa vie militante.
Son action reposait sur sa vision philosophique personnelle, plutôt éclectique,
qui devait beaucoup à ses innombrables lectures. Elle avait ainsi complètement
intégré la vision rationaliste, laïque et universaliste de
l'Homme définie par les philosophes des Lumières (les Français,
ainsi qu'I. Kant), à laquelle elle ajoutait la foi en le progrès
d'un Herbert Spencer (et de beaucoup d'autres), et une interprétation
très militante de l'évolutionnisme de Darwin (l'Homme, comme tout
le vivant, évolue, tendant vers une sorte de perfection autant morale
que physiologique. Son entéléchie est ainsi "l'Etre
Noble", vivant en harmonie avec lui-même, avec toute la société
des Hommes et avec son environnement). Vers la fin de sa vie, elle emprunta
même nombre d'analyses au marxisme.
Son action antiraciste n'eut, certes, pas la portée mondiale de son action pacifiste. Elle se limitait, pour l'essentiel, à son pays, l'Autriche-Hongrie, qui était, faut-il le rappeler, l'une des principales puissances européennes d'alors. Pour les régions du monde qu'elle connaissait le moins bien (l'Afrique, l'Asie, l'Amérique Latine), son action antiraciste se confondait, au reste, avec son action anticolonialiste, voire sa lutte contre l'esclavage - qui n'avait pas encore dit son dernier mot). Vu de la Vienne des années 1900, le combat antiraciste se jouait sur deux fronts principaux :
· l'anti-slavisme d'une part : On ne se figure plus aujourd'hui le rejet dont les Slaves étaient alors l'objet à Vienne (comme, du reste, à Berlin). L'anti-slavisme récurrent se déclinait sur un mode majeur vis-à-vis de la Russie (les Russes étant présentés comme " des hordes barbares semi-asiatiques ") et de la Serbie, sur un mode mineur pour ce qui concerne les nationalités slaves de la double monarchie austro-hongroise : Tchèques, Slovaques, Polonais, Ruthènes au nord, Slovènes, Croates et Bosniaques au sud, toujours traités comme des sujets de seconde catégorie. Bertha ne cessa de prendre leur défense, individuelle, culturelle et politique.
· l'antisémitisme d'autre part , qui connaissait de beaux jours à Vienne, comme à Berlin ou à Paris. Il y avait à Vienne, comme dans toute l'Autriche-Hongrie, une assez forte communauté juive, plutôt laïcisée, jouant un rôle essentiel dans l'expression artistique (littérature, musique...), et important dans la presse, la recherche, l'enseignement et aussi l'économie. Pendant longtemps l'antisémitisme ne dépassa guère les propos " de salon ", trouvant aussi une traduction administrative dans des " retards " de carrière (à l'exemple de Gustav Mahler, le plus grand chef d'orchestre et compositeur de son temps, que l'on fit attendre de nombreuses années avant de lui accorder le poste de chef d'orchestre de l'Opéra de Vienne qui lui revenait depuis longtemps). Dans son ensemble, cependant, la communauté juive d'Autriche-Hongrie s'accommodait plutôt bien du système de la Double Monarchie qui lui ouvrait des perspectives de carrière intéressantes et gratifiantes et, surtout, à terme, l'ambition d'une totale fusion dans la société austro-hongroise, d'autant plus que l'empereur François-Joseph (à la différence de son collègue de Berlin, Guillaume II) ne manifestait, quant à lui, aucun antisémitisme d'aucune sorte.
La situation devait pourtant s'aggraver assez rapidement à
partir des années 1880. La cause immédiate en fut les pogroms
de Russie des années 1881 à 1884 : avec le soutien tacite, voire
les encouragements explicites de la police tsariste, les millions de Juifs de
Russie et d'Ukaine se virent alors sauvagement attaqués, menacés
dans leurs biens et leurs personnes, et, à l'occasion, massacrés,
ce qui devait provoquer une grande vague d'émigration. Un tout petit
nombre opta pour la Palestine, une bien plus grand nombre émigra aux
Etats-Unis ou en Europe de l'Ouest, l'Autriche-Hongrie, pays considéré
comme civilisé, devenant une destination privilégiée.
Le couple Suttner protesta alors avec véhémence contre cette persécution
des Juifs, considérée comme une " rechute dans le Moyen-Age "
et prit aussi tout de suite la tête d'un mouvement pour s'opposer à
l'antisémitisme " idéologique " qui se manifestait
à Berlin, à l'instigation du pasteur Stücker. En 1882, se
tint à Dresde le " Premier Congrès International Antijuif "
qui avait l'ambition de stopper toute immigration juive. Pour Bertha, il s'agissait
de faire barrage à cette nouvelle barbarie. Elle publia plusieurs articles
de fond à cet effet. Dans les uns, elle n'hésitait pas, elle,
passablement agnostique, à se référer à l'amour
du prochain proclamé dans les Evangiles ; dans d'autres, elle s'en prenait
à tous ceux, pasteurs, propriétaires, politiques, qui sans commettre
eux-mêmes d'exactions, armait le bras du peuple par leurs proclamations
incendiaires et criminelles. Il faut ainsi remarquer que la lutte contre l'antisémitisme
précéda de près de dix ans l'engagement pour la paix de
Bertha.
Mais, les réfugiés juifs arrivant par milliers à Vienne
(passant par la Galicie alors autrichienne), il se développa en Autriche
aussi un antisémitisme aussi virulent que conceptuel, à l'image
de celui qui régnait en Allemagne, mais plus marqué par le cléricalisme
catholique, et dont les deux principaux représentants étaient
von Schönerer et Karl Lueger, le futur maire de Vienne. Suivant en cela
son tempérament de " fonceuse ", Bertha von Suttner
était d'avis qu'il fallait contre-attaquer immédiatement et massivement.
Ce sont ses amis juifs de Vienne qui la freinèrent quelque peu, argumentant
que l'antisémitisme ambiant n'était qu'un accès de fièvre
passager et qu'une campagne massive pour le contrer ne ferait que l'alimenter.
Au nom de la justice, du droit et de la civilisation, elle rendit néanmoins
coup pour coup, en visant plus particulièrement Karl Lueger. La dénonciation
de l'antisémitisme tint une grande place dans son roman à succès
" l'Ere des machines " (1888). Et comme cela ne suffisait
manifestement pas à enrayer l'antisémitisme en cours, elle fonda
ensuite, avec son mari, une " Association de Défense contre
l'Antisémitisme " (1891), dans laquelle n'étaient admis
que des non-Juifs pour lui donner plus d'impact, polémiquant même
publiquement avec ses amis juifs de Vienne, tel Moritz Necker, qui entendaient
minimiser le phénomène. Certains auraient préféré
la nommer : " Association de lutte contre le nationalisme ".
Elle put tout de suite gagner à sa cause de grands noms de l'Université,
de la recherche et des arts (comme, par exemple, le roi de la valse, Johann
Strauss). C'est à peu près à la même époque
qu'elle créa - avec succès - une " Association Autrichienne
pour la Paix " et il faut bien constater que nombre des adhérents
étaient communs aux deux associations. Qui s'en étonnera ? Elle
déclara elle-même : " Je me bats contre les antisémites
exactement comme je me bats contre la guerre ; cela procède du même
esprit. "
Mais à partir des 1891 les responsabilités nationales, et surtout
internationales de Bertha von Suttner dans son combat pour la paix (elle était
désormais la vice-présidente du Bureau International de la Paix
nouvellement créé - en fait, tout reposait sur elle) devenant
par trop écrasantes, elle délégua la lutte contre l'antisémitisme,
qu'elle appelait Anti-anti dans son jargon interne, à son mari Arthur
(de fait, tous les deux travaillaient en commun pour toutes les causes). Les
Suttner formaient ainsi un étonnant couple militant ; convenons, cependant,
que c'était Bertha qui apportait l'initiative, l'énergie et la
stratégie.
L'association qui s'était fixée comme objectif de " combattre
l'antisémitisme sous toutes ses formes " avait recours à
tous les moyens de l'époque: conférences, brochures, une publication
périodique (Freies Blatt rédigée dans un style volontairement
simple), discussions dans les quartiers et les villes de l'empire, supports
artistiques et, surtout, la dénonciation immédiate (et dans la
manière plutôt impétueuse de Bertha) de toute manifestation
d'antisémitisme. " Une autorité sanitaire contrôle
tous les matins la qualité du lait vendu sur le marché ; mais
aucune instance ne contrôle des feuilles de haine qui empoisonnent tous
les jours l'esprit de la population " écrivait-elle ; il est
vrai qu'elle s'en chargeait elle-même. Elle dénonçait de
la même façon l'antisémitisme parlementaire. A l'université
de Vienne, les étudiants antisémites et les antiracistes en vinrent
maintes fois aux mains. Les Suttner reçurent un nombre incalculable de
lettres de menace et d'insulte ; Bertha n'y voyait que " le triomphe
de l'inculture et de la grossièreté ". Elle appelait
à user de toutes les ressources de la loi pour faire taire l'antisémitisme
. Elle sut trouver un langage spécifique pour s'adresser aux femmes...
jusqu'à demander le boycott amoureux des antisémites.
Elle put aussi compter sur l'appui de journaux influents de Vienne, tels le
Wiener Tagblatt et, surtout, la Neue Freie Presse , dont l'un des collaborateurs
les plus éminents n'était autre que Theodor Herzl, alors correspondant
du journal à Paris et ami intime du couple Suttner. Cette amitié
profonde n'empêchait des différents tactiques, voire idéologiques
: Herzl, bientôt très marqué par l'Affaire Dreyfus en France,
était d'avis que toute cette action contre l'antisémitisme arrivait
trop tard, que le Juifs n'avaient plus leur place en Europe, ce qui faisait
bondir Bertha.
L'affaire de l'élection du nouveau maire de Vienne en 1895 sembla lui
donner raison : c'est, en effet, Karl Lueger, l'un des plus fameux antisémites
que l'Autriche ait jamais produits qui fut élu. Le refus par l'empereur
de confirmer cette élection fit monter la tension politique à
son maximum. Les Suttner auraient voulu que ce dernier condamnât expressément
l'antisémitisme, ce qui ne se produisit pas, à leur grande déception.
La presse conservatrice se déchaîna contre la presse progressiste...
tout comme en France à la même époque.
C'est à partir de ce moment que les Suttner furent
confrontés à la problématique du sionisme. Herzl ayant
rédigé son fameux " L'état des Juifs "
(et fait parvenir l'un des premiers exemplaires aux Suttner), la cause du sionisme
devenait désormais publique. Et les Suttner y furent assez directement
impliqués. Dans son manifeste, Herzl revendiquait une nouvelle assurance
pour les Juifs : plus d'assimilation, mais retour aux valeurs du judaïsme
; ce n'était pas une revendication sociale ou religieuse, mais " nationale ".
Les Juifs n'étant plus en sécurité en Europe, il convenait
de définir un territoire - en Palestine - où leur sécurité
pût être assurée. Cette revendication fut ainsi l'axe majeur
du Congrès Juif de Bâle en 1897. Le sionisme y apparaissait, à
l'évidence, comme une doctrine laïque et progressiste - de gauche,
dirait-on maintenant. Au demeurant, Herzl ne réclamait pas la création
d'un état souverain, se contentant de se placer sous la protection de
l'état ottoman (la Turquie) qui était alors souverain en Palestine.
Seul parmi les sionistes, Max Nordau, un autre ami des Suttner, réclamait
la création d'un tel état ; mais il était isolé.
Les deux Suttner ne réagirent pas (c'était exceptionnel) de la
même façon à l'appel de leur ami Herzl. Arthur s'enthousiasma
tout de suite pour le doctrine de Herzl. Pour lui, il y allait non seulement
de la sécurité, mais aussi de la dignité des Juifs, tout
en reconnaissant que le départ des Juifs de l'Europe signifierait sa
" décadence " et sa mort culturelle. Il était,
finalement, humiliant, disait-il, de devoir sa sécurité à
l'action d'autres citoyens, aussi bien intentionnés fussent-ils. Et puis
l'Europe, définitivement trop bête, trop criminelle même,
n'était plus digne d'accueillir sa population juive. La réaction
de Bertha, sensiblement plus nuancée, passa par trois périodes
jusqu'à sa mort en 1914 (rappelons que Herzl mourut en 1904, ce qu'elle
ressentit comme une immense perte personnelle) :
· Elle exprima, d'abord, ouvertement des réserves au nom de son
universalisme. A quoi cela sert-il, demandait-elle, de créer de nouvelles
frontières, un nouveau nationalisme, alors qu'il est urgent d'affaiblir
l'un et l'autre ? Et surtout, le sionisme avait, à ses yeux, le tort
fondamental d'être une solution " symptomatique ",
c'est-à-dire de ne traiter que les symptômes du mal qu'est l'antisémitisme
et non ses causes profondes. Pour elle, l'objectif demeurait que les Juifs devinssent
- le plus rapidement possible - des citoyens comme les autres, à qui
on n'aurait plus l'idée de leur reprocher leur naissance. Leur départ
consacrerait l'échec moral et politique de l'Europe, (et, donc, le sien
propre).
· L'antisémitisme, bien loin de faiblir, redoubla d'intensité
à partir des années 1900 de la Russie à la France et, avec
lui, les humiliations et les persécutions diverses. C'est aussi à
cette époque que Bertha (son mari venait de mourir) dénonça
le "Protocole des Sages de Sion", né de l'imagination
de la police russe, comme un faux retentissant. A contre-coeur, elle surmonta
ses objections et concéda que les Juifs, ayant droit à la sécurité,
pouvaient bien - provisoirement, pensait-elle - trouver refuge en Palestine,
tant leur situation devenait difficile dans maints pays d'Europe, la lutte contre
l'antisémitisme demeurant un objectif majeur. Comme les Juifs achetaient
- régulièrement - la terre à leurs propriétaires,
le plus souvent turcs, elle ne se posait guère la question du devenir
des populations arabes. La question ne dépassait pas, à ses yeux,
le cadre de l'économie et pouvait même se limiter à un conflit
culturel entre les enclosures juives et les open fields arabes.
· C'est à partir de 1908 qu'elle prit conscience de la dimension
politique de l'installation plus massive de colonies juives en Palestine, notamment
après un changement de majorité au parlement de Constantinople.
La révolution " jeune turque " ayant stimulé le nationalisme
arabe, de nouveaux députés arabes de Palestine portèrent
la question de la propriété de la terre en Palestine au devant
de la scène politique, lui conférant, dès lors, une dimension
internationale. Elle reconnut alors que la Palestine devenait une " nouvelle
poudrière " et, donc, que l'émigration des Juifs vers la
Palestine ne pouvait plus être encouragée, quelque fussent ses
sympathies personnelles pour les sionistes. C'était, désormais,
son ambition pacifiste qui l'emportait sur toute autre considération.
Elle en revint à ce qui était toujours resté un objectif
fondamental : la lutte contre toute espèce de discrimination, exclusion
et persécution en Europe, quelqu'en fussent les origines.
Dans sa lutte contre le racisme et, plus particulièrement,
l'antisémitisme, elle put s'appuyer sur de nombreux soutiens tant en
Autriche-Hongrie qu'à l'étranger. L'un de ses amis militants les
plus fidèles fut ainsi, en France, Francis de Pressensé, le fondateur
de la Ligue des Droits de l'Homme, qui joua un rôle essentiel dans l'Affaire
Dreyfus et qu'un ouvrage récent vient de remettre en honneur. Il convient,
notamment pour des militants des Droits de l'Homme, de rappeler l'action et
la pensée de nos grands ancêtres, ne serait-ce que pour inscrire
l'action dans une très revigorante continuité historique. Parmi
eux tous, il faut accorder la place d'honneur à Bertha von Suttner, que
l'on peut considérer comme la mère du militantisme moderne.
Brèves
Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient,
et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur
de la synagogue, le vieux Moïché.
Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché
pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise,
et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !