La carpe

la carpe

Judith se sentait grande, elle venait d'entrer en quatrième.

En sortant du lycée, ce jour-là, elle se disait qu'une fois de plus elle serait obligée d'être absente en tout début d'année scolaire. La fête de Yom Kippour approchait et à cette occasion il n'était pas question d'aller en cours.

Elle passait la journée rue des Quatre Passeports avec ses parents et sa soeur. La rue des Quatre Passeports était une ruelle sombre où se cachait la synagogue. Un nom génial pour un lieu qui accueillait des gens venus des quatre coins du monde, se disait Judith.

Son père, comme chaque année, ferait une lettre pour la surveillante générale. Il lui demanderait de bien vouloir excuser sa fille Judith, incommodée, pendant une journée, par une violente migraine.

- Au lycée, ils n'ont pas besoin de savoir, disait son père, Juif devenu discret pour cause de génocide.

Donc, chaque année au début du premier trimestre, Judith avait une migraine. Parfois elle avait même deux migraines à dix jours d'intervalle, lorsque Roch Hachana et Kippour, les deux grandes fêtes juives d'automne, tombaientt après la rentrée des classes.

Judith n'aimait pas être absente. Le lycée était le seul endroit où elle se sentait bien, où elle pouvait échapper à sa famille pour laquelle, dix ans après la Libération, la guerre n'était toujours pas finie.

Tandis qu'elle attendait le tramway, Judith songeait à cette nouvelle année scolaire. Serait elle aussi bonne que la précédente ? Elle avait déjà oublié sa place de dernière en couture et d'avant dernière en gymnastique. (Comment font-elles, toutes ces filles, pour monter si facilement à la corde lisse ? se demandait-elle parfois. Et après tout, pourquoi faudrait-il monter à la corde lisse ? Descendre, à la rigueur, s'il y a le feu ou à nouveau des nazis. Mais monter ...).

L'arrivée du tramway la tira de sa perplexité. Décidément, c'était l'automne, on avait enlevé la “baladeuse”, sans porte ni fenêtre, que l'on accrochait en guise de dernier wagon durant les beaux jours.

Elle s'assit près d'une fenêtre et vit avec agacement s'installer à côté d'elle Bernadette Dupuis, une pimbêche qui, elle, avait des parents nés en France et même quatre grands-parents vivants : un luxe !

- Tu as fait ton latin pour demain ? demanda la pimbêche.
- Oui, oui ; c'est facile.
- Tu trouves ? s'étonna Bernadette.

Judith était prête à expliquer pourquoi elle préférait Cicéron à César lorsque ses mots se coincèrent dans sa gorge. Par la fenêtre, elle venait de voir sa mère qui montait dans le tramway. Il était évident qu'elle allait venir s'asseoir en face d'elle, et la pimbêche s'apercevrait alors que la mère de la vedette des cours de latin avait un curieux accent étranger.

- Tu es déjà sortie du lycée, ma chérie ? entendit Judith

Elle fit les présentations.

- Ma fille m'a parlé de vous, dit à Bernadette la mère de Judith, tout en posant à ses pieds son cabas noir.

Tout à coup, Judith regarda avec anxiété le cabas noir. Mon Dieu, pria-t-elle, faites que je me trompe.

Le cabas bougeait. Ou plutôt, non, il ne bougeait pas, il se tortillait, il frétillait. D'un seul coup d'oeil, Judith avait compris la situation.

La veille du jeûne de Kippour, le repas du soir comportait toujours de la carpe farcie. Judith n'avait jamais accepté cette coutume de sauvages qui régnait dans sa famille : pourquoi fallait-il que la carpe farcie arrivât à la maison toute frétillante de vie ? Pourquoi ne pouvait-elle arriver morte, complètement morte, crevée, quoi ?

Chaque année, les carpes débarquaient avant Kippour, et souvent avant Roch Hachana ; elles s'installaient dans la salle de bains et nageaient dans la baignoire. Judith n'avait jamais parlé des carpes au lycée ; tout, mais pas les carpes ! Or, elle était là, la carpe ! Dans le tramway ! Pourvu que la pimbêche ne s'aperçoive de rien !

Judith fit un signe discret à sa mère, elle voulait lui dire de veiller sur le cabas.

Trop tard ! Vision d'horreur ! La carpe, d'un coup de rein énergique, avait jailli hors du cabas. Ce fut alors une mêlée inextricable, pire qu'au rugby !

- Je la tiens ! cria un homme
- Donnez, donnez, disait la mère de Judith.
- Ah ! Elle m'a glissé des mains, la garce.
- Attention à la porte ! hurla une femme. Elle va sauter dans la rue !

La mère de Judith avait disparu dans la mêlée. La pimbêche ouvrait la bouche et regardait Judith, incrédule. Judith était muette (mais pas comme une carpe ; non, pas comme une carpe !). Tout le monde au lycée allait savoir.

Brusquement, sa mère réapparut triomphante, le poing levé.
- Ca y est ! Je l'ai !
- On descend là, dit Judith

Sa mère se demanda longtemps pourquoi elle avait dû quitter le tramway bien avant l'arrêt habituel.

La carpe plongea avec délice dans la baignoire, et Judith eut la migraine trois jours de suite, cette année-là.


Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !