Conférence de Thierry Ménissier :
La notion de "Paria" chez Bernard Lazare et Hannah Arendt

Voir le texte de la conférence ci-après

mercredi 14 mai 2014 à 19h30
Au CCJ, Grenoble. (Libre participation aux frais)

Bernard Lazare et Hannah Arendt

Il arrive que des intellectuels dialoguent, ou qu'on les fasse dialoguer même s'ils ne sont pas contemporains.
C'est à Bernard Lazare qu'Hannah Arendt emprunte la notion de "paria"

.

Thierry Ménissier va aborder ce sujet et répondre à nos questions :

  • Que signifie ce terme pour eux ?
  • Quel sens lui donnent-ils alors qu'ils vivaient en des époques et des pays différents ?
  • Comment conçoivent-ils le rapport entre la terre natale et l'engagement politique ?

Bernard Lazare (1865-1903) est né à Nîmes d'une famille juive assimilée. Il est connu comme écrivain, journaliste, anarchiste, défenseur d'Alfred Dreyfus et des Juifs persécutés. Sous l'influence de Herzel, il est gagné par l'idée sioniste, mais son sionisme est différent de celui de Herzel.

Hannah Arendt (1906-1975), née d'une famille juive allemande, a été professeur de "théorie politique", selon sa propre définition, en Allemagne puis aux Etats Unis, où elle s'est réfugiée à l'époque du nazisme.

Thierry Ménissier est professeur de philosophie à l'Université de Grenoble Alpes, Grenoble Institut de l'Innovation - IAE de Grenoble, équipe de recherches Philosophie, Langages & Cognition de l'UPMF-Grenoble 2. Depuis 2005, il est président de la Société Alpine de Philosophie.

Texte de la conférence
La notion de paria chez Bernard Lazare et Hannah Arendt

Thierry Ménissier
(Philosophie, Langages & Cognition, EA 3699, Université Grenoble Alpes)

[Pour citer ce texte : Ménissier (Thierry), « La notion de paria chez Bernard Lazare et Hannah Arendt », Conférence à l’invitation du Cercle Bernard Lazare – Grenoble, 14 mai 2014]

Introduction

Je remercie Edith Aberdam (avec la complicité de Monique Hannoun) pour cette invitation à donner une conférence sur le thème du paria chez Bernard Lazare et Hannah Arendt. C’est l’occasion pour moi d’approfondir ma réflexion en philosophie politique à partir de la pensée de l’auteure des Origines du totalitarisme et de celle d’un de ses inspirateurs importants. Je rappelle que, cité dans cet ouvrage ainsi que dans d’autres textes d’Arendt à partir des années 1940, Bernard Lazare fut une des sources d’Arendt sur le problème crucial que représente, dans son œuvre, l’interprétation de l’antisémitisme et de ses transformations contemporaines.

Les thèmes du paria et du juif en tant que paria sont tout à fait importants dans l’œuvre de ces deux auteurs. Ainsi qu’on va le voir, dans ces thèmes se joue à travers l’expérience historique du peuple juif une puissante réflexion sur le rapport entre les individus et leur identité, la culture d’appartenance et les valeurs auxquelles on adhère, enfin la capacité à vivre ensemble et à constituer un « monde » au sens phénoménologique, et par suite à être humain ou considéré par les autres comme tel. Au-delà, ce qui se joue également dans la thématique du paria juif, du juif comme paria, c’est, par le biais de certaines médiations qu’il faudra restituer, la capacité humaine à demeurer humain dans les « sombres temps » dont parlait Arendt dans sa fameuse conférence sur Lessing.

La dimension politique de l’expérience historique du peuple juif conduit de plus à se demander : « qu’est-ce qu’un peuple ? ». Cette question, importante pour l’ensemble de la modernité politique, s’est posée pour Lazare et Arendt à la fin du XIXème siècle et au début du XXème dans le double contexte du choc des nationalismes belliqueux et de l’émergence du mouvement sioniste. Je crois qu’elle se repose aujourd’hui dans celui de la globalisation, mais à nouveaux frais, et dans des conditions encore indéterminées qu’il convient précisément d’apprécier et de penser.

Que signifie, dans le langage courant, le terme de « paria » ? Il renvoie à plusieurs idées différentes (1) celle d’un individu dégradé dans ses conditions de vie, qui manque de ressources et de reconnaissance, qui est vulnérable et appauvri ; (2) celle d’un individu rejeté par les autres, mis au ban de la société, exclu ; (3) celle d’une exclusion qu’on voudrait justifier par un système de croyances et de valeurs, dans une logique d’expiation qui évoque celle d’une autre figure, le bouc-émissaire. Lorsque nous utilisons dans notre langage courant le terme de « paria », c’est donc à trois idées différentes que nous faisons référence puisque le terme renvoie à la condition vécue d’un être dégradé dans ses conditions de vie, à une exclusion sociale, enfin à la dimension axiologique qui accompagne ces deux ordres de fait.

Si on le saisit maintenant d’après sa racine étymologique, le terme de paria renvoie au statut d’un individu marginalisé, en évoquant une figure de l’Inde ancestrale, importante dans le système social et religieux des castes : la figure de l’intouchable, celle d’un être humain qui vit une condition spéciale. Pour citer Jean-Luc Nancy :

« Paria » désigne d’abord, pour nous Occidentaux, la caste désignée en Inde comme celle des Intouchables (le mot sanskrit qui a ce sens est un autre mot, tandis que parayan est un mot tamoul qui désigne une partie seulement des Intouchables). Les Intouchables sont la caste la plus basse, ou plus exactement ils forment une catégorie à l’écart des quatre castes proprement dites. Le paria n’est pas seulement au bas d’une échelle sociale : il est dans un écart avec la structure sociale, il occupe une marge, presque un dehors, une zone de non-droit. Le mot s’est implanté en Europe avec une charge très forte, plus forte que celle de la misère, de la gueuserie ou du Lumpenproletariat, plus forte et plus dure que celle de l’exclusion dont le sens est pourtant proche. Le paria n’est pas seulement l’exclu qui subit la logique d’un système, il est le rejeté d’un ordre qui par son rejet se confirme et se consolide. Le paria est un rejet, un déchet, une souillure qui marque en même temps le lieu de la souillure et qui exhibe ainsi à l’intérieur d’un espace le dehors de cet espace. Le paria est en exclusion ou en forclusion interne, pourrait-on dire sur un mode psychanalytique. (En principe, la Constitution indienne abolit l’institution du paria. Mais ce n’est très exactement qu’en principe.) Nancy Jean-Luc, « Regarder, ne pas toucher », Tumultes 2/ 2003 (n° 21-22), p. 265-273, p. 265.

Ces éléments nous conduisent à faire l’hypothèse qu’il y a dans la figure du paria (tel qu’il existait officiellement autrefois et existe encore officieusement en Inde et tel que ce terme caractérise une certaine condition sociale et une situation humaine en dehors de l’Inde) une énigme intrinsèque : celle d’un être qui assume une condition d’exclusion dans un érémitisme qui s’effectue non pas loin des hommes et en dehors de la société de ces derniers, mais au sein de cette dernière et parmi eux. Le paria représente de ce fait une figure de l’exclusion conservée à l’intérieur de la société, une forme du dehors maintenant dans le dedans. En cela, cette figure semble très différente de celle du « bouc émissaire », victime expiatoire dont la condamnation puis l’exécution fournissent à la société un moyen d’expulser ce qu’elle estime être la faute, la souillure ou l’impureté. Du fait de cette particularité et de cette étrangeté, la question est posée du rôle que le paria endosse pour la société qui le considère comme tel.

Il y a de ce fait une encore plus forte énigme à assimiler le Juif à un paria, dans des sociétés qui ne furent jamais des sociétés connaissant le système des castes. Or, Bernard Lazare et Hannah Arendt ne furent pas les seuls à procéder à cette comparaison, et elle s’est imposée en regard de logiques profondes qui ont, dans l’histoire, sous-tendu le positionnement social du peuple juif. C’est ce point que je voudrais commencer à penser en le détaillant quelque peu en me servant de la réflexion de Max Weber sur le judaïsme antique (I), avant d’en venir à l’examen de la figure du paria chez Bernard Lazare et Hannah Arendt (II), pour enfin considérer la situation actuelle sur le mode d’une ouverture problématique (III).

I. Comprendre la figure du juif en tant que paria

L’interprétation wébérienne, entre logique sociale, circonstances politiques et transformation religieuse

Le terme « paria » peut se dire en anglais de deux manières : Outcast / Ostracized , dont l’origine signale un hiatus entre la dimension sociale (et éventuellement religieuse) du bannissement et sa dimension politique. On pourrait dire que l’analyse à laquelle nous devons nous attacher oscille entre ces deux pôles, ou que le sens de la catégorie de paria se trouve dans le hiatus entre plusieurs registres de la vie sociale, fondamentaux et différents les uns des autres. C’est ce qu’avait particulièrement bien compris Max Weber dans son ouvrage Le Judaïsme antique (publié en 1920 après la mort du sociologue par son épouse Marianne Weber). Cet ouvrage constitue un des derniers tomes de ses études de sociologie de la religion, dont vous connaissez sans doute pour la grande majorité d’entre vous une des pièces importantes, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1905). Dans ce volume, on voit comment s’articulent chez Weber des recherches sur les relations entre formes de la vie sociale, une conception de la religion comme système de compréhension du monde et de justification morale, enfin une réflexion sur l’émergence moderne de la rationalité. Le point de vue adopté par le sociologue est qu’il faut admettre le caractère socialement constitutif du registre religieux.

Dans les catégories wébériennes, le peuple paria désigne un « peuple-hôte vivant dans un environnement étranger dont il est séparé rituellement, formellement ou effectivement », réduit dès lors à « son ghetto volontaire qui a précédé de loin la réclusion qui lui a été imposée » (Weber, JA, trad. p. 9). Ce qui est intéressant dans la définition de Weber est que, en tant qu’elle se veut une catégorie descriptive, elle contourne les éléments critiques proposés par Nietzsche dans La Généalogie de la Morale. Nietzsche avait défini les Juifs comme un peuple marqué par la morale du ressentiment et de l’hypocrisie, œuvrant à des actes de « vengeance suprêmement spirituelle » et « animé par la soif de vengeance sacerdotale la plus rentrée » (voir GM, Ière dissertation, § 7, trad. LGF, 2000, p. 78-79).

L’analyse de Weber a ceci d’intéressant qu’il la propose dans le but de rendre compte du particularisme juif, peuple paria dans un monde qui pourtant ne connaissait pas les castes. La question est de savoir comment une telle chose a été possible. Weber fait l’hypothèse d’un lent processus de différenciation avec les autres peuples et confessions qui s’est effectué sous l’influence de la prophétie préexilique puis exilique, processus de développement du particularisme rituel JA, chap. II, « La formation d’un peuple paria : les Juifs »). Le sociologue se livre alors à des développements comparatistes très intéressants sur le rapport entre les situations sociales des communautés politiques, la force performative de la parole prophétique, et l’orientation collective par la politique : il établit des liens entre les différentes situations qu’a connu la Grèce à l’époque homérique puis classique ou encore Florence à l’époque de Savonarole, et les différentes configurations entre la prophétie et le peuple juif, à l’époque préexilique puis durant l’exil.

Il s’agit plus précisément de prendre en compte le contexte de domination qu’a connu le peuple juif, en perdant la relative tranquillité dont il jouissait, lorsqu’il a subi la conquête violente de la Syrie par les souverains mésopotamiens. La question qui s’est posée à ce moment-là est « Comment continuer à vivre sa confession dans un contexte de négation et d’asservissement ? ». L’analyse wébérienne porte sur le rapport entre la psychologie des prophètes (particulièrement les prophètes de malheur, ceux qui prédisent mille maux au peuple juif) et les circonstances dramatiques, à savoir le destin historique et politique d’Israël. Sous l’effet de la violence de la réalité, la question qui s’est posée aux prophètes est celle de savoir comment expliquer et éventuellement justifier cette violence du point de vue théologique et moral. Ce problème se ramène donc à celui qu’on identifie classiquement en philosophie comme celui de la théodicée : quel est le sens de la souffrance individuelle et collective ? Comment comprendre, donner à comprendre aux siens, puis éventuellement justifier ce qui nous fait souffrir ou est en train de nous anéantir et qu’on ne comprend absolument pas ? Et si le monde apparaît tout à coup absurde, faut-il se désespérer et cesser de croire ?

Weber établit une comparaison entre l’attitude des prophètes juifs dans ce contexte particulier et celle adoptée dans d’autres par la religion traditionnelle des mystiques d’Inde (voir JA p. 394-396) ; cela lui permet de remarquer que l’originalité de la religion juive fut de ne jamais céder au mysticisme irrationnel, mais de conserver malgré tout le principe de l’intelligibilité des raisons de Yahvé pour toute créature rationnelle. Weber opte donc pour une interprétation « rationaliste » de la religion juive, en soulignant la capacité de cette dernière à demeurer conséquente avec ce principe en dépit du hait niveau d’adversité rencontré et du désarroi vécu par le peuple, et quel que soit le caractère dramatique, sinon tragique, du contexte politique.

Si le mysticisme ne fut jamais l’option choisie, l’intériorisation ascétique de l’épreuve fut d’une certaine manière celle qui fut choisie au moment de l’exil. L’hypothèse de Weber est que cette intériorisation a reposé sur une transformation des relations entre les rituels et la population (voir JA, II § 5 p. 420 et 422 : « La nature purement religieuse de la communauté telle que la définissaient les promesses prophétiques exigeait qu’une séparation confessionnelle se substituât à l’opposition politique envers les autres peuples et que celle-ci soit renforcée. »). Weber souligne le rôle du culte et de la morale religieuse qui prennent le relai des procédures et du mode d’être politiques. S’opère en réalité un double processus :

  • De différenciation avec l’extérieur : interdiction du mariage avec des non-Juifs, renforcement d’un élément qui existait déjà mais pas si marqué : le sentiment d’être élu par distinction avec ceux qui ne le sont pas.
  • De ségrégation rituelle interne : observance de rites extrêmement rigoureux et difficiles à suivre et par là renforcement du sentiment de sa propre distinction.

En résumé, sous l’effet de la violence et compte tenu du risque que représentait la montée du sentiment d’absurde et l’apparition d’un certain désespoir parmi la population juive :

  • Exaltation de la souffrance par les prophètes de la période de l’exil comme mode de différenciation et de distinction (c’est d’ailleurs cela qui est critiqué par Nietzsche)
  • Séparation avec les non-Juifs désormais encouragée par la religion tandis que la solution politique de l’intégration apparaît impossible.

Nous pouvons à présent, nantis des éléments généraux présentés par Weber, examiner la manière dont Bernard Lazare et Hannah Arendt ont envisagé quant à eux la figure du juif comme paria.

II. Le juif comme paria chez Bernard Lazare et Hannah Arendt

Le Juif paria comme catégorie politique et anthropologique

a. Bernard Lazare : le juif paria et sa capacité à transformer l’histoire des nations.

Lazare fut un des tout premiers à avoir l’intuition du rôle de l’affaire Dreyfus comme indice d’un changement dans l’antisémitisme. En témoigne sa volonté de penser à la fois sur la longue durée et dans sa profondeur la question de la haine des Juifs dans son ouvrage L’Antisémitisme, son histoire et ses causes (1894). Cette démarche lui a permis de saisir certains caractères fondamentaux de la culture juive ou, si l’on peut dire, l’importance pour la compréhension que l’humanité peut avoir d’elle-même de certains éléments de la constitution culturelle des Juifs : la critique de la thématique de l’assimilation permet d’apercevoir les éléments irréductibles des Juifs vis-à-vis des nations dans lesquels, au fil de l’histoire, ils ont tenté de s’intégrer – les éléments de résistance que les Juifs révèlent dans ces peuples se retournant contre eux. A savoir, aussi bien l’élément universaliste et antinationaliste que l’élément révolutionnaire et anti-traditionaliste.

Aussi le juif paria chez Bernard Lazare apparaît-il comme une catégorie politique. Dans Le Fumier de Job, ouvrage publié posthume, Bernard Lazare propose en ce sens la distinction entre le juif paria et le juif parvenu. Le thème central du livre est la découverte que le juif est condamné, dans l’Europe moderne, à rester un paria : « Partout le juif est traqué, objet de l’exécration pour tous, paria sur qui le poids de toutes les calamités retombe ». Le parvenu, le juif riche et assimilé, honteux d’être juif, méprise et chasse de sa table les parents pauvres, les juifs russes ou roumains, mais il ne peut pas non plus échapper à son origine. Tout en saluant l’émancipation décrétée par la Révolution – ce qu’il appelle « le coup de tonnerre de 1791 » – Bernard Lazare constate que si la discrimination légale disparaît, le préjugé antisémite reste.

Lorsque l’auteur de plus installe la distinction entre le paria et le parvenu, celle-ci est inspirée par son ancrage politique dans le courant anarchiste, ancrage contemporain de son implication dans le sionisme naissant. Bernard Lazare explique dans ce contexte que si les Juifs peuvent être libres sur un territoire libre, ils peuvent l’être également au sein de leur propre peuple, en ceci que le prolétariat doit refuser toute oppression d’une autre classe, serait-elle au sein du peuple juif. Il faut pouvoir être révolutionnaire dans sa propre société, et non dans celle des autres, en se libérant de l’ « oppression du dedans ». Ainsi Bernard Lazare voulait définir pour son peuple une liberté capable de libérer ce dernier du rabbinisme, « en trouvant dans le judaïsme une règle de vie indépendante de toute idée religieuse. Une éthique juive, un eudémonisme juif » (Le Fumier de Job, p. 108). Dans la lettre à Haïm Weizmann du 24 juin 1901, Bernard Lazare se montre « convaincu que la tâche essentielle est avant tout de libérer le peuple juif, mais surtout de le libérer de ses entraves intérieures. Avant de donner un sol à un peuple, il faut faire de ce peuple un peuple libre » (cité dans Oriol, 1999, p. 14). Et pour parvenir à ce résultat, « il faut apprendre aux Juifs à penser, il faut les arracher aux superstitions ritualistes et talmudiques, il faut renouer pour eux la chaîne des penseurs rationalistes que le judaïsme a produit » (ibidem).

La conséquence est qu’il convient d’arracher le judaïsme au nationalisme et au sentiment de chauvinisme, en mettant en valeur son élément universaliste. Ayant « souffert en tout temps de l’exclusivisme, du protectionnisme et du nationalisme », le peuple juif, et tout particulièrement en son sein le prolétariat juif, « doit s’en garder et aider s’il le peut le monde à s’en débarrasser » (ibidem). Il s’agit donc de concevoir et de promouvoir un mouvement interne au peuple juif, capable de valoir comme modèle d’émancipation pour les autres peuples aux prises avec la domination capitaliste. Affirmation du caractère éminemment révolutionnaire et libertaire du judaïsme. Le Juif est « ferment de révolution et d’affranchissement pour le monde » (FJ). D’où les remarquables analyses des causes de l’antisémitisme dans le contexte des nations dominées par le nationalisme (in L’Antisémitisme, chap. XII : l’esprit révolutionnaire dans le judaïsme, et XIII : les Juifs comme catalyseurs des transformations des sociétés).

b. Hannah Arendt : le Juif comme paria du fait de son acosmisme / acosmisme et condition politique

Considérations préliminaires

Avant d’entrer dans le détail de mon propos, je voudrais d’abord souligner combien le personnage d’Arendt peut être irritant, en particulier en ce qui regarde sa manière de parler du peuple juif. Je tiens à dire que je ne suis pas ici pour prendre parti à ce propos, ni pour ni contre Arendt. Mais je voudrais également dire qu’on peut appliquer à Arendt ce qu’elle dit de Lessing : qu’il fut un penseur « essentiellement polémique » (« De l’humanité dans de « sombres temps » », in Vies politiques, p. 18) ; ce qui est un compliment pour elle ; selon la suggestion de Pierre Bouretz (p. 87 de son introduction à OT), on peut je crois lui retourner le compliment (je l’ai personnellement remarqué à propos d’autres thèmes de son œuvre), et écouter maintenant ce qu’elle a à dire sur le juif comme paria.

Deuxième considération

la rencontre entre Bernard Lazare et Hannah Arendt s’est effectuée à travers le sionisme et les questions que se posait Arendt à son propos. Celle-ci en effet évoque toujours Bernard Lazare dans ses « écrits juifs » par référence au sionisme de Herzl, et notamment en tant que possibilité originale mais avortée de constituer le sionisme comme une alternative au nationalisme, comme un mouvement révolutionnaire international (voir notamment les remarquables propos qu’elle développe dans « Réexamen du sionisme », octobre 1944, in Ecrits juifs, p. 532).

Lorsqu’elle le cite plus précisément en tant qu’auteur, Arendt reprend de Bernard Lazare la distinction proposée par BL entre « parias doués de conscience politique » et « parvenus dotés d’ambition sociale ». Lazare est d’ailleurs un auteur qu’elle a contribué à faire redécouvrir après qu’on l’a quelque peu oublié (cf. préface à l’éd. du Fumier de Job en langue anglaise, 1948) et dont elle a eu connaissance par le biais de Kurt Blumenfeld (selon sa biographe Elisabeth Young-Bruehl, p. 156). Dans sa préface, elle conserve l’élément critique développé par Lazare à propos des dirigeants juifs, qui cherchaient, écrit-elle, « à diriger les masses juives comme si c’étaient des enfants »

Mais on peut ajouter deux remarques :

  • La première, en reprenant le propos d’Elisabeth Young-Bruehl, consiste à dire que la distinction de Lazare « devint un thème secondaire au sein d’une réflexion plus ample » - et notamment parce que, selon la summa divisio de la pensée arendtienne – le « domaine social » est la patrie de parvenus, et le « domaine politique » la patrie des parias (op. cit., p. 156).
  • La seconde, c’est qu’Arendt, en développant une philosophie d’inspiration plutôt germanique ou antique (gréco-latine) – point souligné par Martine Leibovici (article « Le paria chez Hannah Arendt », in Politique et pensée. Colloque Hannah Arendt, p. 224), ne s’inscrit pas dans la perspective de la pensée juive ni sioniste, et par conséquent la catégorie de paria prend chez elle un sens assez différent de celle développée par Lazare.

Troisième considération

je rappellerai encore qu’Arendt n’a jamais traité du judaïsme comme d’un problème philosophique, ni même de l’antisémitisme comme d’un objet à part entière : elle a traité de l’antisémitisme comme d’un des éléments « originaires » du totalitarisme – aussi originaire que l’impérialisme et le racisme, les trois termes étant désignés par Arendt comme les « trois piliers de l’Enfer ». Cependant, comme Arendt le dit elle-même dans l’entretien de 1964 à la TV allemande avec Günther Gaus, lorsqu’elle veut expliquer pourquoi l’élève de Heidegger qu’elle était dans les années 1930 a pu faire la carrière que l’on sait en philosophie politique et pratique : « l’appartenance au judaïsme était devenue mon propre problème et mon propre problème était politique » (« Seule demeure la langue maternelle », in La Tradition cachée, p. 239). En d’autres termes, c’est le judaïsme qui a conduit Arendt sur la voie de son propre chemin de pensée.

Et de ce fait il n’est pas étonnant que, vis-à-vis de la condition contemporaine de ses coreligionnaires, et plus précisément dit vis-à-vis de la dimension politique du problème juif, Arendt a maintenu d’un bout à l’autre de son œuvre une réflexion soutenue, qui se fonde sur quatre grandes expériences fondatrices : l’émancipation des Juifs dans l’époque moderne, la montée et surtout la transformation de l’antisémitisme moderne et contemporain, la tentative d’extermination par le nazisme, l’émergence du sionisme et la création de l’Etat d’Israël. Le livre de 1963, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, reprend à cet égard ces éléments d’analyse complexes et les cristallisent.

Ainsi, comme vous le savez, comme Bernard Lazare, Arendt reconnaît à l’affaire Dreyfus une importance considérable pour les transformations de l’antisémitisme, car elle est plus particulièrement comprise comme moment de rupture avec le mouvement de l’émancipation et de l’assimilation. Ce moment d’assimilation, Arendt, avec sa manière très originale, le reconstitue à travers la psyché du personnage de Rahel Varnhagen, « rencontré » dès 1926-1933 : Rahel Varnhagen (1793-1814). La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme. Ce personnage constitue une figure de la vie littéraire des Lumières, qui s’est rêvée assimilée à travers ses mariages, et à lire la biographie que lui a consacré Arendt, on aperçoit le génie que cette dernière avait de savoir exprimer grâce à l’interprétation d’une vie singulière quelque chose d’important du triple point de vue historique, politique et philosophique.

Mais Arendt lui reconnaît également à l’affaire Dreyfus une grande importance dans la transformation de toute l’histoire contemporaine. Car en rompant avec le mouvement séculaire de l’assimilation, l’affaire Dreyfus a mis les Juifs et tous leurs concitoyens des autres confessions dans des rôles particuliers dont ils ne purent sortir qu’après l’expérience totalitaire. Il s’est produit une transformation de l’antisémitisme moderne en antisémitisme totalitaire, transformation conditionnée, selon Arendt, par l’affaire Dreyfus – ce qui contribue à dire la dette d’Arendt à l’égard de Bernard Lazare car on sent bien, quand on lit L’antisémitisme, son histoire et ses causes, que celui-ci, bien avant l’expérience totalitaire, avait saisi qu’il se produisait à son époque une transformation sourde et très importante dans les formes sociales de la méfiance et de l’hostilité envers les Juifs. Cette transformation a consisté non seulement à exclure les Juifs de la société, mais d’une certaine manière à exclure tous les hommes de leur humanité.

Le paria chez Arendt

Sur le thème de l’interprétation arendtienne de la figure du paria, je voudrais signaler ma dette à l’égard du remarquable article de Martine Leibovici que j’ai déjà eu l’occasion de citer. Selon Martine Leibovici, la notion de paria reprise par Arendt de Bernard Lazare n’est pas utilisée par elle dans le même sens que celui-ci l’utilise, il s’agit pour Arendt d’une notion qui constitue une « notion-charnière » : 1. Entre social et politique, ces deux éléments profondément disjoints par Arendt ; 2. Entre existence juive et non-juive. Je crois qu’il y a dans cette simple remarque quelque de très important pour comprendre l’œuvre d’Arendt, et voudrais ajouter à ces considérations l’hypothèse de lecture que voici : il est frappant de constater que, lorsqu’on lit les ouvrages philosophiques d’Arendt (Condition de l’Homme moderne, La Vie de l’esprit, et même ce recueil d’articles que constitue La Crise de la culture, articles tout de même tous circonstanciés), on ne peut pas deviner qu’ils sont écrits par une Juive, pour laquelle l’appartenance (critique) au peuple juif représentait quelque chose d’important. Ainsi explique-t-on, et avec raison, que les « écrits juifs » d’Arendt ne relèvent pas du cœur de son œuvre, de son œuvre en tant que « professeur de théorie politique », selon les termes qu’elle emploie en 1964 lorsque Gauss veut lui faire dire devant la caméra qu’elle est « philosophe ». Par suite, il semble que l’on est légitimement conduit à estimer que ce n’est pas en tant qu’anthropologue de la condition humaine qu’Arendt pense la condition juive dans ses circonstances précises. Un tel clivage paraît fondé sur la posture adoptée par Arendt elle-même : pour l’auteure, le fait d’être Juif ne constitue nullement (et pas davantage l’appartenance à quelque confession religieuse que ce soit) une détermination importante pour penser « la condition humaine », comme le sont le travail, l’œuvre et l’action. Mais estimer cela me paraît erroné, et, ainsi que je vais le montrer, l’examen de la figure du Juif comme paria révèle bel et bien une sorte de « seconde scène » sur laquelle se joue aussi l’anthropologie politique fondamentale d’Hannah Arendt.

Cela vient du fait que le Juif en tant que paria est saisi par Arendt dans sa capacité à apporter, au-delà de toutes les appartenances réductrices, une nouvelle idée d’humanité ; en effet, l’expérience du Juif paria fourni un angle vécu pour une perspective générale voire "universalisante" sur l’humanité de la condition humaine. Et de fait, en lisant la manière dont Arendt reprend, adapte et développe la thématique lazarienne du juif comme paria, on comprend ce que cela signifie. Arendt nous invite en effet à comprendre la dignité et par suite la profondeur humaine du paria. Il faut ici relire les très belles pages consacrées à la dignité humaine aperçue et vécue par le paria dans Rahel Varnhagen, à la fin de l’avant-dernier chapitre (p. 257-258). En d’autres termes, interpréter le Juif comme paria signifie pour Arendt révéler la double capacité des Juifs, sous l’effet de l’antisémitisme :

  • A renouveler les relations humaines en développant ce que l’on pourrait nommer une « compétence à la solidarité et à l’humanité ». Compétence dont le « parvenu » prend le risque de se priver, et que le Juif paria découvre en lui au moment de son exclusion.
  • Par suite à résister au nihilisme – c’est peut-être aussi cela que les nazis puis les staliniens ont voulu détruire, pris qu’ils étaient dans le mouvement d’une négation nihiliste de l’humanité de l’homme (dans leur volonté de remplacer l’humain à la fois par la technologie, par la bureaucratie et par l’idéologie).

Mais une telle détermination engendre une position à plus d’un titre paradoxale. Une des conséquences de la manière qu’a eue le peuple juif d’assumer la condition de paria lui vaut un redoutable privilège. C’est ce qu’Arendt appelle « le grand privilège des peuples parias » (« De l’humanité dans de « sombres temps », Réflexions sur Lessing » in Vies politiques p. 22). Le peuple juif paie sa condition d’une forme d’acosmie, de non appartenance au « cosmos », terme grec ancien qui signifie « totalité organisée qui fait sens ». L’acosmie que vit le peuple juif le conduit à se tenir lui aussi dans une forme de barbarie (p. 22).

D’où le rôle particulier joué par le sionisme dans le cadre d’une telle interprétation de la condition du peuple juif : dans les termes arendtiens, le mouvement sioniste a entendu compenser l’acosmie du peuple juif en conférant une existence politique aux Juifs sur la base de la constitution d’un Etat juif. Il faut donc l’interpréter comme une manière de transcender l’acosmisme au profit d’une conscience politique ancrée. Mais le prix à payer est lui-même élevé, et c’est sur ce point qu’Arendt, un temps sioniste, se sépare du sionisme : car il ne s’agit pas d’une conscience politique attachée à un Etat traditionnel et républicain, c’est-à-dire laïc, il s’agit de s’affilier à un Etat au sein duquel la question de l’appartenance religieuse est fondamentale ou fondatrice. En quelque sorte, une fausse bonne solution et même une très dangereuse solution : en quelque sorte, au lieu de compenser l’acosmie du peuple juif, cette solution reconduit l’acosmie dans les cadres d’un Etat constitué !

A l’encontre d’une telle solution, Arendt a d’une certaine manière entendu proposer une nouvelle définition de la nation : dans la conférence « Créer un milieu culture » (La Tradition cachée, p. 171-176), elle reprend d’ailleurs une idée que Lazare avait développée dans sa conférence de 1897 devant l’Association des Etudiants Israélites russes, « Le nationalisme juif », où il définissait le nationalisme comme « l’expression de la liberté collective et la condition de la liberté individuelle » et la nation comme « le milieu dans lequel l’individu peut se développer et s’épanouir d’une façon parfaite » (appendice au Fumier de Job, Circé, p. 102).

« Créer un milieu culturel » : l’examen critique du sionisme constitue pour Arendt l’opportunité de redéfinir la nation et de dépasser le nationalisme. Ici, d’une certaine manière, le travail de l’auteure comme penseur politique retrouve celui qu’elle effectua comme philosophe de la culture : les considérations sur la nation mettent en valeur le rôle de la culture comme œuvre de l’esprit, et celle-ci est au cœur de l’investigation de La crise de la culture / Beetwen Past and Future : occuper la brèche entre passé et futur est nécessaire pour exister pleinement – c’est possible si l’on est équipé des références culturelles qui permettent ou assurent une forme de continuité : les grandes œuvres culturelles du passé / les classiques que l’on peut réinvestir de sens.

Mais Arendt a également, et très fondamentalement, insisté sur l’importance de l’engagement politique. C’est même la leçon qu’elle donne dans le premier tome des Origines du totalitarisme, en termes de théorie politique. En partant du problème juif – du problème constitué par une population ayant bénéficié des droits sociaux et humains de l’assimilation mais sans parvenir à développer une existence politique du même niveau, elle redonne un sens aux catégories classiques, en redessinant les relations entre la vie privée, l’engagement dans la vie politique, et en permettant d’apprécier mieux ce qui fait la consistance de l’existence humaine :

« Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue. En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable. […] Si le drame des tribus sauvages est de vivre dans une nature brute qu’ils ne savent pas maîtriser, mais dont la générosité ou le dénuement décide de leur subsistance, et qu’ils vivent et meurent sans laisser aucune trace, sans avoir contribué d’aucune manière à un monde commun, alors ces gens sans-droits sont réellement rejetés dans un étrange état de nature. Certes, ils ne sont pas barbares ; de fait, certains d’entre eux appartiennent aux couches les plus cultivées de leurs pays respectifs ; néanmoins, dans un monde qui a pratiquement éliminé la sauvagerie, ils apparaissent comme les premiers signes d’une possible régression par rapport à la civilisation. Plus une civilisation est développée, plus accompli est le monde qu’elle a produit, plus les hommes sont à l’aise dans le domaine de l’invention humaine – et plus ils seront sensibles à quelque chose qu’ils n’ont pas produit, à tout ce qui leur est simplement et mystérieusement donné. Pour l’être humain qui a perdu sa place dans une communauté, son statut politique dans les luttes de son époque, et la personnalité juridique qui fait de ses actes et d’une part de sa destinée un tout cohérent, seules subsistent des qualités qui ne peuvent d’ordinaire s’articuler que dans le domaine de la vie privée, et qui doivent demeurer imprécises, au rang de la stricte expérience vécue, dans toutes les conditions d’intérêt public. À cette existence réduite, c’est-à-dire à tout ce qui nous est mystérieusement accordé de naissance et qui inclut la forme de notre corps et les dons de notre intelligence, répondent seuls les imprévisibles hasards de l’amitié et de la sympathie, ou encore la grande et incalculable grâce de l’amour, qui affirme avec saint Augustin : « Volo ut sis » (« Je veux que tu sois »), sans pouvoir donner de raison précise à cette affirmation suprême et insurpassable. » Les Origines du totalitarisme, tome 2 : L’impérialisme, chapitre 9 : « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme », Gallimard, 2002, p. 604-605.

Cet extrait rend bien compte du propos de la philosophe : quelque riche que soit la vie affective des hommes, l’apolitisme est la racine d’un acosmisme qui rend cette existence incomplète, voire la met potentiellement dans des situations dramatiques. En effet la vie affective, dans l’amitié, dans la sympathie et plus encore dans l’amour, repose sur une sorte de miracle qui adresse les uns aux autres des humains singuliers et isolés. L’amour exprime cette grâce injustifiable et inexplicable par laquelle un être consacre son énergie pour qu’un autre soit, sans demande spéciale de retour. Mais comme l’ont affirmé les auteurs classiques grecs (et en tout premier lieu Aristote), la condition humaine est politique, et pas seulement privée. Quand bien même on mènerait une vie privée exaltante et pleine de plaisirs, elle ne serait pas complètement humaine. Précisément, la « vie » des affects et des relations utilitaires ou intéressées, parce qu’elle relève des impératifs de la nature, n’est pas encore une « existence ». Pour ek-sister, précisément, il est nécessaire d’évoluer par le langage, par l’intelligence et par l’action sensée, dans le monde cultivé des sociétés humaines. Il est nécessaire de se tenir hors de soi, de se porter au-devant de l’autre. Intuition de la situation dramatique de l’époque contemporaine : des hommes privés de la condition politique, même s’ils semblent protégés par la doctrine des droits de l’homme, perdent une partie de leur humanité – et une société qui, d’une manière ou d’une autre, prive les citoyens de leurs droits de cité (dont l’expression est d’abord critique : leur droit est de dire en quoi ils ne sont pas d’accord avec ce qui se passe dans la société) court le risque d’engendrer une nouvelle forme de barbarie.

Enfin, je voudrais ajouter certains éléments et une ultime étape dans notre examen de la reprise par Arendt des catégories lazariennes : le court essai intitulé « La Tradition cachée » (1ère éd. 1948) et qui regroupe 4 essais consacrés à Heinrich Heine, à Bernard Lazare, à Charlie Chaplin et à Franz Kafka (essai qui donne son nom au recueil d’essai d’écrits juifs paru en 1987 chez Christian Bourgois). Ce texte comprend une analyse de la valeur et de la force d’une tradition qui s’est ignorée elle-même comme telle, celle des « parias conscients » (selon une idée de BL) qui ont interprété le rôle du Juif dans la société européenne. « Interprété », ce mot est à entendre en un double sens : les Juifs ont joué ce rôle et ont pensé ce rôle. Dans ce très beau texte, Arendt signale la grande importance pour la société européenne du regard sur elle du paria conscient.

Le Juif paria conscient, écrit-elle à propos de Bernard Lazare justement, lorsqu’il se sent déchu car inassimilable et politiquement rejeté dans ses aspirations « devient immédiatement un des piliers d’une société dont il est lui-même exclu » (TC, p. 198). Curieuse architecture tout de même que celle qui est ici suggérée : comment le pilier d’un édifice se tiendrait-il à l’extérieur de la société. Ainsi Arendt relève-t-elle le paradoxe du paria, exclu de la société en plein milieu de la société et pilier masqué de celle-ci : d’une part, pour les Juifs, le paria est dés-inséré socialement ne peut survivre sans ses bienfaiteurs parvenus, mais ceux-ci ne peuvent se passer de lui car ils ne peuvent socialement exister sans lui, le risque de redevenir des parias constituant en quelque sorte leur angoisse structurante, motrice pour leur vie sociale ; d’autre part, pour toute la société (et pas seulement pour les Juifs), en tant que paria conscient, le juif trouve dans sa situation d’être décalé des ressources pour opérer une critique de la société dont il est exclu tout en étant maintenu en son sein, une irréductible critique salutaire pour cette dernière, tellement salutaire qu’elle en constitue un « pilier ».

Le paria conscient constitue donc une figure paradoxale du point de vue de sa liberté ; dans son exil intérieur, il fournit même de ce fait une figure qui renouvelle la pensée de la liberté dans ses relations avec le monde. En effet, le paria est à la fois ou simultanément libre et privé de liberté :

  • Libre car dégagé par force des appartenances offertes aux non-Juifs comme aux Juifs parvenus : décalé par rapport aux liens qui caractérisent la vie sociale, aux fortes obligations qu’implique la vie sociale surtout si elle veut réussir,
  • Non libre (au sens où la liberté est une catégorie socio-politique) car dans l’impossibilité de bénéficier d’un statut social, des réseaux d’influence qui y sont liés, et en quête d’une reconnaissance politique,
  • Et pourtant tout-à-fait libre car en tant que « paria conscient », il exprime sa faculté d’écrire, de témoigner, de penser le monde dans lequel vit, en bénéficiant des ressources d’un regard critique que lui procure son statut décalé.

III. Que penser aujourd’hui de cette thématique ?

Que nous apporte-t-elle en regard de notre situation contemporaine ?

On peut, pour aborder ces questions, formuler plusieurs constats.

On constate la possibilité de l’émergence d’un contexte d’« acosmisme » politique et éthique : la globalisation peut précisément être lue comme la généralisation des procédures rationnelles de gestion qui s’assortit de la perte des repères humains traditionnels et, pire encore, de modes de la politique (l’action des gouvernements publics est désormais noyée dans une gouvernance globale multi-acteurs).

On peut souligner dans les termes d’Arendt le risque qui de ce fait est pris : « Le monde devient inhumain, impropre aux besoins humains – qui sont besoin de mortels – lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence » (« De l’humanité dans de « sombres temps ». Réflexions sur Lessing », in Vies politiques, p. 19

Voilà pourquoi la catégorie de paria et du Juif comme paria présente aujourd’hui un certain intérêt. Cette idée a retenu l’attention de chercheuses en théorie politique dont les travaux sont tout à fait passionnants, telles que Martine Leibovici, Eleni Varikas, ou sur un plan plus général Marie-Claire Caloz-Tschopp dans sa volonté de penser les sans-Etats ou les sans-droits dans le monde contemporain. On pourrait ajouter à cela les éléments fournis à propos de la logique d’exclusion qui selon Giorgio Agamben constitue le principe invisible de la souveraineté (la figure de l’homo sacer mis au ban n’est pas sans doute pas sans lien avec celle du paria puisque Agamben a une certaine dette envers Arendt) : et ceux développés par Maryvonne David-Jougneau dans ses analyses de la figure du dissident à travers les âges, de Socrate à nos jours.

Ces travaux pourraient être envisagés en fonction de leur puissance d’évocation maximale : en un sens, nous sommes tous aujourd’hui, Juifs et non-Juifs, potentiellement ou réellement des parias : décalés par rapport aux lieux de la décision et de l’action politique, dépossédés et exposés. Et révélés à nous-mêmes en tant que dépossédés et exposés, comme le Juifs paria se découvre Juif en tant qu’il est exclu de la société dans laquelle il continue pourtant d’évoluer.

La question est simultanément posée de la valeur et de la pertinence pour un tel monde, ce monde infiniment ouvert et perpétuellement instable que promet apparemment la globalisation, de l’universalisme et de la possibilité de continuer à avoir des sentiments humains. Or, universalisme et humanité sont portés par la figure du paria en tant qu’il est conscient. Alors, quel universalisme et quelle humanité pour aujourd’hui ? – ici l’analyse arendtienne semble une nouvelle fois pertinente, lorsque l’auteure en appelle à l’universalisme du jugement :

  • On sait comment à la fin de sa vie, Arendt s’est rapprochée de Kant : les conférences d’Aberdeen sur la Critique de la Faculté de Juger et le « juger » qui devait constituer la 3ème partie de La Vie de l’esprit, son dernier ouvrage inachevé sur ce point précis,
  • Une telle tentative s’entend à travers la volonté de toujours non seulement situer mais surtout ancrer le jugement dans des causes axiologiquement déterminées ; pour Arendt, la possibilité d’adopter un jugement n’est pas tellement une question d’ordre logique, mais elle est toujours affaire de valeurs vécues ou incarnées, non de valeurs figées une fois pour toutes, mais de valeur que l’on essaie de refonder lorsqu’on se sent déstabilisé par un événement – et cela non pas en dehors des émotions que l’on ressent, mais au contraire à travers elles ou grâce à elles : ce que faisait Bernard Lazare à même l’affaire Dreyfus, et ce qu’on voit Arendt faire dans des contextes polémiques où elle a adopté des postures critiques surprenantes pour ses contemporains comme pour l’affaire Little Rock (1959) ou à propos du procès d’Eichmann à Jérusalem.

Le travail du jugement, à la fois critique et permettant de demeurer humain, demeure donc toujours et plus que jamais à effectuer à partir de la perception que l’on a de son propre décalage, et à ce titre le fait de se sentir paria n’est pas quelque chose de négatif. Voilà ce qui est suggéré par celle qui écrivait à propos d’elle-même, ainsi que le rappelle sa principale biographe : « I don’t feet », « je ne colle pas ». Incidemment, notre itinéraire de ce soir nous permet également de mieux comprendre pourquoi Arendt passe pour si irritante, y compris aux yeux du peuple Juif : c’est peut-être parce qu’elle avait adopté, pour la société tout entière comme vis-à-vis des Juifs, la posture pénible mais salutaire du paria conscient. Je vous remercie de votre attention.

Bibliographie :

1. Sources principales :

Arendt, Hannah : Rahel Varnhagen, la vie d'une juive allemande à l'époque du romantisme (1933), trad. H. Plard, Paris, Tierce, 1986

Arendt, Hannah : L’Antisémitisme, in Les Origines du totalitarisme (1951), éd. sous la dir. de P. Bouretz, Paris, Gallimard, 2002.

Arendt, Hannah : Condition de l’homme moderne (1958), La Crise de la culture (1961), Du Mensonge à la violence (1969) in L’Humaine condition, édition établie et présentée sous la direction de Ph. Raynaud, Paris, Gallimard, 2012.

Arendt, Hannah : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), trad. A. Guérin, in Les origines du totalitarisme, Gallimard, 2002.

Arendt, Hannah : Vies politiques, trad. É. Adda, M. Bontemps, B. Cassin, Paris, Gallimard, 1974.

Arendt, Hannah : La Tradition cachée. Le juif comme paria, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, C. Bourgois, 1987.

Arendt, Hannah : Écrits juifs, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Fayard, 2011.

Lazare, Bernard : L’Antisémitisme, son histoire et ses causes (1894), Paris, Aux Editions de la Différence, 1982.

Lazare, Bernard : Le Nationalisme juif, conférence faite devant l’Association des Etudiants juifs russes, Kadimah, n°1, 1898

Lazare, Bernard, Le Fumier de Job (1903-1928), Paris, Circé, 1990.

Nietzsche, Friedrich, La Généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, Libraire Générale Française, 2000.

Weber, Max : Le Judaïsme antique. Etudes de sociologie de la religion III (1917-1919), trad. F. Raphaël, Paris, Pocket Agora, 1998.

2. Sources secondaires :

Agamben, Giorgio : Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. M. Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1997.

Cedronio, Marina : Hannah Arendt, politique et histoire: la démocratie en danger, trad. M. Raiola, Paris, L’Harmattan, 1999.

David-Jougneau, Maryvonne : Socrate dissident. Aux sources d’une éthique pour l’individu citoyen, Paris, Actes Sud, 2010.

Delmaire, Jean-Marie : « Bernard Lazare et le sionisme », in Oriol, Philippe (dir.) : Bernard Lazare, anarchiste et nationaliste juif, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 151-171.

Leibovici, Martine : « Le paria chez Hannah Arendt », in Politique et pensée. Colloque Hannah Arendt, Paris, Payot, 1996, p. 223-245.

Leibovici, Martine : Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire, Préface Pierre Vidal-Naquet, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.

Leibovici, Martine : Hannah Arendt et la tradition juive. Le judaïsme à l’épreuve de la sécularisation, Genève : Éditions Labor et Fides 2003.

Leibovici, Martine, et Varikas, Eleni : dossier d’articles « Le paria, une figure de la modernité », lien : https://www.cairn.info/revue-tumultes.htm, n° 21-22, novembre 2003

Löwy, Michael : « Le concept de « paria conscient » chez Hannah Arendt, et le cas des intellectuels juifs d'Europe centrale », revue Loxias n°24

Oriol, Philippe : « Bernard Lazare anarchiste », in Oriol, Philippe (dir.) : Bernard Lazare, anarchiste et nationaliste juif, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 17-101.

Varikas, Eleni : « Le fardeau de notre temps », in Caloz-Tschopp, Marie-Claire : Hannah Arendt, les sans-Etat et le « droit d'avoir des droits », Paris, L’Harmattan, 2000, Volume 1, p. 59-73.

Varikas, Eleni : Les Rebuts du monde, figures du paria, Paris, Stock, 2007.


Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !