Zeev Sternhell : Le choix pour Israël : la religion ou la démocratie.

Yediot Aharonot, Tel-Aviv Traduction française parue dans Courrier International, n° 549, 10 au 16 mai 2001, page 60

Article reproduit avec l'aimable permission de Courrier International

Zeev Sternhell n'a pas la prétention de faire et de défaire les rois de la gauche israélienne. Cela ne l'a pas empéché, au lendemain de l'élection d'Ariel Sharon, de traiter Shimon Pérès et Ehoud Barak [dirigeants travaillistes favorables au gouvernement d'union nationale] de " voyous ". Peu de gens ont tenu un discours aussi explicite que celui-ci : " Un gouvernement d'union signifie que la gauche fuit ses responsabilités et se prive de toute capacité de décision. Le peuple, se complait à dire l'Israélien moyen, aime l'unité. C'est normal, cela lui donne l'assurance qu'aucune décision douloureuse ne sera prise. Or l'union n'assure en rien le bien du peuple ; celui-ci requiert des décisions difficiles et tranchées. Au cours des dix-huit mois de gouvernement, Barak avait surmonté des blocages psychologiques et brisé des tabous. En intégrant un gouvernement d'union, la gauche ne fait rien d'autre que jeter ces acquis à la poubelle et elle s'apprête à effacer dix-huit mois de travail pour le seul bénéfice du gouvernement Sharon. Une démocratie a besoin d'une opposition. " C'est sur ce dernier point que Zeev Sternhell répond aux questions du quotidien Yediot Aharonot.

Yediot Aharonot : Ehoud Barak n'a pas été à la hauteur ?

Zeev Sternhell : Nous manquons encore de recul, mais il faut reconnaître que, contrairement à une idée répandue, les électeurs ont davantage condamné les conceptions incarnées par Barak que sa personnalité proprement dite. Il est à mettre au crédit de Barak d'avoir fait progresser l'idée de la reconnaissance du peuple palestinien et celle d'un Etat palestinien compris dans des frontiéres proches de celles de 1967, incluant un partage de Jérusalem. Il l'a payé cher.

Yediot Aharonot : C'est un processus que Pérès et Rabin avaient entamé. Ne serait-il pas plus exact de dire que Barak n'a fait que suivre leur chemin ?

Zeev Sternhell : Ils sont allés à Oslo et ont serré la main d'Arafat tout en fixant le principe du non-démantèlement des colonies, tandis que les questions délicates (Jérusalem et l'Etat palestinien) étaient repoussées à plus tard. Alors dites-moi ce qui justifie le prix Nobel de Pérès ? C'est Barak qui, à Camp David, a lancé le premier processus de paix digne de ce nom. Il ne fut certes pas un nouveau de Gaulle [lorsque Barak fut élu, Sternhell l'avait pris par l'épaule pour lui dire : tu seras notre de Gaulle], mais, comme cela arrive parfois dans l'Histoire, il a cru pouvoir survivre politiquement tout en opérant un saut dans l'inconnu.

Yediot Aharonot : Si vous comparez Barak à de Gaulle, le monde a plutôt tendance à comparer Sharon à Milosevic...

Zeev Sternhell : Il ne fait aucun doute que son entourage est composé de personnages dangereux, comme "Gandhi" [Rehavam Zeevi] et Avigdor Liberman. Si le Sharon Premier ministre est le même que celui qui massacrait des femmes et des enfants à Qîbya et au Liban, alors, nous courons à la catastrophe. Au liban, Sharon a cru possible de forcer la réalité : c'est un point de vue fasciste. S'il reste persuadé que l'on peut détruire un mouvement national et annihiler la volonté d'indépendance d'un peuple, alors, il empruntera la voie de Milosevic et deviendra dangereux.

Yediot Aharonot : Lors de son discours de victoire, Sharon a rappelé que George W. Bush, en visite sur une colline de Samarie, lui avait prédit qu'il serait élu président des Etats-Unis et que Sharon deviendrait Premier ministre. Union sacrée conservatrice ?

Zeev Sternhell : Certes, mais Sharon n'est pas un conservateur classique. Il croit que, par la force, tout est possible. Il a tendance à intervenir dans la vie économique et sociale parce qu'il pense que l'Etat et le gouvemement doivent décider de tout. Pour le meilleur comme pour le pire, il croit fortement dans la force politique comme militaire. Juste après son élection, Sharon a déclaré : "Un peuple ne peut survivre sans unité sociale. Il faut réduite les inégalités sociales et donner leur chance à tous." Il s'agit là d'une vision typiquement mapaïnik [du Mapai, Parti des travailleurs d'Eretz Israëll, fondé en 1930, ancêtre du Parti travailliste, premier parti juif avant l'indépendance]. Sharon ne parle pas d'égalité pour tous", il ne dit pas "les inégalités sociales sont injustes", ni "l'humain est la fin de toute action sociale ou politique". Il dit : "Il faut réduire les inégalités car elles sont un danger pour la nation. L'objectif, c'est la nation, pas l'individu." Ce sont les vieilles valeurs de la société du yishouv [communauté juive de Palestine jusqu'en 1948]. Il est à ce point enraciné dans cette histoire qu'il oublie que nous vivons désormais dans une société urbaine aux inégalités flagrantes. Ce que Sharon partage avec Bush, c'est un fort attachement aux valeurs morales, familiales et terriennes. Tous deux sont marqués par une hostllité envers la ville cosmopolite et libérale. Si le débat politique existait encore en Israël, des personnages comme Avraham Burg, Haïm Ramon et Shimon Pérès auraient réfléchi à deux fois avant de se comporter comme ils l'ont fait. Jamais on ne les aurait autorisés à briguer la tête de leur parti après avoir consciemment sabordé les initiatives et la campagne électorale de Barak. Quand ces gens affirment que Barak est le seul responsable de la défaite du Parti travailliste, ils font preuve d'infamie et d'irresponsabilité. Lors de ces élections, les responsables travaillistes ont touché le fond en s'empêtrant dans des calculs politiques à courte vue et en complotant pour succéder à Barak. L'absence du sens des responsabilités chez Shimon Pérès et Halm Ramon les rend indignes de diriger un parti. Cet opportunisme imprègne également les autres partis et sape les fondements de la démocratie parce que le mépris qu'elle suscite amenuise dangereusement les rangs de ses défenseurs. Dans les années 20 et 30, la démocratie européenne s'est effondrée parce que peu de gens étaient prêts à défendre son existence, pas plus qu'ils ne croyaient sincèrement en ses valeurs. Nous devrions en tirer les leçons.

Yediot Aharonot : Faut-il prendre au sérieux la perspective d'un nouveau parti socialiste, au vu des discussions menées entre Yossi Beilin [travailliste] et Yossi Sarid [dirigeant du Meretz] ?

Zeev Sternhell : Shlomo Ben Ami et Yossi Bellin n'ont plus rien à faire dans le Parti travailliste. Ceux qui adhèrent à la vision de la paix qu'avait Barak, ceux qui souscrivent à la nécessité de réformes sociales dans le sens d'une société plus égalitaire et plus juste, ceux qui ont une vision socialiste d'ensemble, ceux-là devraient s'organiser au sein d'un parti socialiste démocratique. Il faudrait que le Parti travailliste se scinde et que son aile gauche constitue avec le Meretz un véritable parti socialiste sur le modèle et selon les paramètres des partis socialistes européens. Nous avons besoin d'un véritable Parti socialiste, le Parti travailliste n'ayant jamais joué ce rôle. En Israël, ce que l'on a coutume d'appeler "la gauche" n'est pas une gauche réelle. Une gauche au sens européen du terme n'a jamais existé ici, ni du temps du yihouv ni aujourd'hui. Qu'ont fait les partis socialistes européens une fois parvenus au pouvoir ? Ils ont d'abord traité des problèmes d'enseignement et de santé. En Israël, quand le Mapai a-t-il traité de ces questions ? Jamais le Parti travailliste n'a combattu les inégalités sociales, car son seul rôle et son seul objectif étaient de bâtir un Etat. La ligne libérale suivie de Pérès à Barak a fait que les voix glanées à Savyon [banlieue huppée de Tel-Aviv] ont été autant de voix perdues dans les couches populaires et dans les villes de développement [villes nouvelles érigées dans les terres palestiniennes à partir de 1948 pour accueillir les immigrants récents, d'abord séfarades, puis russes]. En Europe, les classes moyennes et supérieures ont compris que, pour éviter une révolte sociale, il fallait acheter la paix sociale. Chez nous, une véritable politique sociale n'a commencé à être envisagée qu'après la naissance des Panthères noires [mouvement de juifs séfarades créé en 1971 sur le modèle des Black Panthers pour lutter contre la prédominance ashkénaze dans les institutions israéliennes]. Tant que la classe ouvrière ne trouvera pas d'autre tribune politique, éthique et intellectuelle que le Shas [parti religieux séfarade ultraorthodoxe fondé en 1984 ; troisième parti par sa représentation, il a accepté de participer au gouvernement Sharon] et tant que les villes de développement voteront à droite, la gauche israélienne n'aura aucun avenir. Le programme social de Ben Ami pourra peut-être récupérer cet électorat d'ici dix ou quinze ans.

Yediot Aharonot : Comment avez-vous réagi à l'annonce des résultats électoraux ?

Zeev Sternhell : Je savais que Barak avait fait un pari insensé et qu'il n'avait derrière lui aucune majorité, ni à la Knesset ni dans la population. Ne le soutenait plus qu'un noyau dur de la société israélienne, un tiers de la population, qui a admis que la guerre d'indépendance s'était terminée en 1949. Ce pays a toujours eu besoin d'un coup de massue pour être ramené à la réalité. Après la guerre des Six-Jours, nous avons eu besoin de la guerre du Kippour pour comprendre que nous n'étions pas un empire et qu'il fallait faire la paix. Et nous avons eu besoin de la première Intifada pour négocier Oslo. Aujourd'hui, après nous avoir ramenés Sharon et sans doute un conflit généralisé, la deuxième Intifada nous forcera à conclure une paix fondée sur l'arrêt de la domination du peuple palestinien. Les Russes n'ont pas été pour rien dans la défaite de Barak. Pour eux, la politique de Barak était infantile. Ils n'ont pas compris qu'un Etat développé puisse "s'agenouiller" devant une société pauvre et faible. Ils sont issus d'une société où la force prirne sur les droits de l'homme et sur tout autre principe. Ici, Charanski est leur roi. En Occident, il est encore perçu comme un combattant de la liberté et il est encore assez populaire, mais le même Charanski ne croit que dans les droits des juifs, pas dans les droits de l'homme. Charanski est une escroquerie absolue. Je préfère encore Liberman car il a le mérite de livrer le fond de sa pensée et d'assumer le fait qu'il est un nationaliste juif qui ne songe qu'à écraser les Arabes.

Yediot Aharonot : Pensez-vous que nous risquons de devenir un Etat fasciste ?

Zeev Sternhell : Aucune société au monde n'est immunisée contre le nationalisme extrémiste et contre le fascisme. Tout dépendra des coups qui sont actuellement portés contre la Cour suprême, ainsi que de l'évolution des rapports entre le Parlement et le gouvernement. La génération qui a souffert du fascisme est en train de disparaître. Elle avait le sentiment que, au nom du droit des juifs à se défendre, tout était permis, que nous pouvions commettre des massacres sans qu'on nous fasse la morale, à nous, les victimes de l'Histoire. Aujourd'hui, les colonies représentent un facteur nuisible majeur. La nécessité de les défendre à tout prix et la conception annexionniste qu'elles incarnent conduisent à une fascisation de la société israélienne. Ce n'est pas irréversible, mais, dès lors que des centaines de milliers d'Israéliens ne voient rien de mal à ce que d'autres vivent sous leur domination et sans le moindre droit, le risque de gangrène est bien réel.

Yediot Aharonot : Vous préparez un livre consacré aux Lumières. Quel rapport avec la situation israélienne ?

Zeev Sternhell : Il faut oeuvrer à la séparation de l'Etat et de la religion. Contrairement à une idée reçue, la société israélienne se révèle de plus en plus laïque et ouverte. Lorsque j'étais étudiant, Jérusalem était fermée du vendredi à 15 heures au samedi à minuit. On n'y trouvait ni café ni cinéma. La situation a changé. C'est pour cela que les haredim [ultraorthodoxes] se cabrent. Ils sentent que la société leur échappe et ont décidé d'investir la scène politique. De l'issue de cette guerre dépendra la nature de l'Etat d'Israël. La laïcité devra triompher car une société démocratique ne peut être que laïque. Cet Etat sera donc ou juif ou démocratique, mais pas les deux à la fois. C'est le sens de la révolution sioniste. C'est ainsi que pensaient les pères fondateurs. De ce point de vue, le sionisme représente la normalisation de l'existence juive. La fragmentation constitue la chose la plus grave qui puisse arriver : deux communautés juives, l'une religieuse, l'autre laïque, vivant côte à côte en se tournant le dos. Notre société est anormale en ce sens que, plutôt que de se battre pour des enjeux sociaux, elle se bat pour les lieux saints juifs et le mont du Temple. Nous sommes au XXIe siècle et nous nous battons pour des valeurs auxquelles le monde occidental ne croit plus. Même en Bosnie, on a fini par se rendre à l'évidence.

Propos recueillis par Amire Lamm.

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Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !