Il existe un nationalisme juif historique qui ne se réduit pas à ce qu'en fait le gouvernement Sharon
Par Christophe RAMAUX, Maître de conférences à l'université Paris-I, membre du comité de rédaction de «Mouvements».
Libération, lundi 20 octobre 2003
La polémique suscitée par la participation au Forum social européen de Tariq Ramadan, auteur d'un texte pour le moins équivoque sur les supposés «intellectuels juifs orientés par un souci communautaire» pose au moins une question : peut-on, comme le font encore certains à gauche, en particulier dans la gauche «critique», se revendiquer de l'antisionisme ?
Car l'antisionisme pose décidément problème, si du moins on accepte de reconnaître le «droit à l'existence» de l'Etat d'Israël.
Comment peut-on, en effet, reconnaître ce droit et simultanément
condamner ce qui est au fondement de la genèse d'Israël, en l'occurrence le
sionisme ? «Je te reconnais le droit à l'existence mais dénie toute
légitimité à ce qui te fonde.» Telle est en substance ce que soutient l'antisionisme.
On conçoit, en retour, la réaction de ceux qui assimilent l'antisionisme à de l'antisémitisme :
quel autre Etat, quel autre peuple, reçoit un tel traitement spécifique ?
D'où ce dialogue de sourds ou plutôt cette spirale délétère entre une gauche qui croit devoir être antisioniste pour appuyer son combat en faveur des droits des Palestiniens à un Etat, et ceux qui voient dans cet antisionisme un antisémitisme latent qui légitime, en retour, l'indulgence sur les crimes du gouvernement israélien. Le basculement d'une bonne partie de la communauté juive - mais convient-il de parler de «communauté» ? - vers la droite en France, ces vingt dernières années, ne trouve-t-il pas une de ses racines dans ce qu'elle perçoit finalement comme un déni d'existence ?
L'ancrage antisioniste d'une partie de la gauche renvoie à
une incompréhension de la nature contradictoire du sionisme.
La tragédie qui se poursuit aujourd'hui en Palestine était pourtant contenue
dans son mot d'ordre fondateur : «une terre sans peuple pour un peuple sans
terre». Sur cette terre où s'est créé, et non par hasard à cet endroit,
le «foyer national juif», vivait un autre peuple : le peuple palestinien, dont
l'identité, comme souvent à travers l'histoire, s'est largement construite en
opposition à l'oppression subie alors et depuis.
Le sionisme toutefois est aussi et indissociablement
un mouvement de libération nationale, qui puise au moins à deux sources.
On est ainsi renvoyé à ce qu'il faut bien nommer un trou noir de la pensée d'une large partie de la gauche : son incapacité à penser de façon progressiste la question nationale. Pour cette gauche, la nation est nécessairement synonyme de dérive nationaliste. Preuve saisissante qu'on est souvent prisonnier du schéma intellectuel de ceux qu'on combat, cette gauche retient exactement la même conception de la nation que les nationalistes. Et puisqu'elle combat légitimement ceux-ci, elle en vient à rejeter celle-là. La nation est devenue son spectre. Avec une autre contradiction, qui consiste à soutenir les mouvements de libération nationale (dont celui des Palestiniens) tout en pensant que la nation, une fois libérée, ne peut qu'être un objet réactionnaire.
La nation, tout comme l'Etat, est pourtant une construction politique. Il y a bien une conception essentiellement culturaliste, communautariste et finalement ethniciste de la nation qui la réfère aux origines, avec à son terme logique le développement séparé, l'apartheid. Vision à laquelle s'oppose une conception citoyenne qui réfère la nation à l'exercice en commun de droits et de devoirs de citoyens par-delà les origines. La nation est alors conçue comme une «communauté de responsabilité» et non d'origine.
Les nations citoyennes ne «tombent pas du ciel» cependant. Cette précision est d'importance. Elles sont nécessairement inscrites dans des territoires, des espaces forgés par l'histoire. Le pouvoir du peuple, pour s'exercer, suppose un certain langage commun, pour ne pas dire une langue commune (comment sinon délibérer démocratiquement ?). La renaissance de l'hébreu comme langue vivante d'Israël en est un exemple frappant. Il y a donc une dialectique entre les deux conceptions de la nation, entre la visée (la citoyenneté par-delà les origines) et la prise en compte de l'héritage culturel sans laquelle elle ne peut se déployer. Dialectique qui livre justement une boussole pour sortir du conflit au Proche-Orient.
Brèves
Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient,
et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur
de la synagogue, le vieux Moïché.
Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché
pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise,
et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !