Table ronde : Réflexions sur l'instrumentalisa-
tion de la Shoah
organisée par le CRIF en partenariat avec le Cercle Bernard Lazare - Grenoble
Le jeudi 10 avril à 19h00, à Grenoble International, 24 place Paul Vallier, Grenoble
Sommaire
Après avoir été longtemps occultée, la mémoire de la Shoah n'est-elle pas aujourd'hui instrumentalisée,
employée à des fins politiques, banalisée par une utilisation abusive d'un langage qui conduit à nier sa spécificité ?
avec la participation de :
- Judith Cohen-Solal, psychosociologue, Instrumentalisation en - et à propos - d'Israël
- Sonia Combe, historienne, BDIC - Nanterre,
Instrumentalisation du témoignage.
- Père Patrick Desbois,
secrétaire du comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme,
Les Chrétiens face à l'instrumentalisation de la Shoah.
- Jean-Jacques Moscovitz, psychanalyste,
L'inconscient se transmet-il malgré la destruction ?
Comment lutter contre l'instrumentalisation de la Shoah ?
Le vendredi 11 avril à 9h30, à Grenoble International, 24 place Paul Vallier, Grenoble
Séminaire de travail :
organisé par le CRIF en partenariat avec le Cercle Bernard Lazare - Grenoble
avec la participation de :
- Sonia Combe historienne, BDIC - Nanterre, Instrumentalisation du témoignage
- Père Patrick Desbois secrétaire du comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme
Les Chrétiens face à l'instrumentalisation de la Shoah.
- Irène Saya professeur de Philosophie et Nicole Bergeras, professeur de Lettres, Grenoble,
L'enseignement de la Shoah
Enseigner la Shoah dans une classe de Philosophie ?
Contribution de Irène Saya, professeur de Philosophie
Merci aux organisateurs de ce colloque en deux temps
sur "l'instrumentalisation et l'occultation de la Shoah".
L'opportunité m'est ainsi donnée de construire une réflexion
sur la nécessité et les difficultés d'enseigner cette histoire "hors normes",
qui continue d'agir, parfois à notre insu, en nous et contre nous.
Une telle interrogation constitue, selon moi, le coeur d'un cours de Philosophie
aujourd'hui, bien que très peu, parmi les professeurs, veuillent ou sachent
l'affronter.
- L'exposé des faits relève de la responsabilité des historiens,
- L'analyse des problèmes identitaires,
liés à l'effort d'intégration de cette histoire dans notre culture, est de
la responsabilité de tous et des philosophes en particulier.
On met souvent l'accent aujourd'hui sur le rejet de cet enseignement
dans les classes à forte proportion d'élèves d'origine maghrébine. Mon propos
n'évitera pas cet aspect, mais j'observe que ce rejet se greffe sur des difficultés
plus anciennes qui n'ont pas été levées ; elles constituent autant d' "obstacles
épistémologiques", (cf. G. Bachelard : La formation de
l'esprit scientifique), très difficiles à surmonter. Encore faut-il
savoir, vouloir et pouvoir les identifier.
Intégrer la réflexion sur la Shoah dans un cours de Philosophie
suppose une reformulation de l'objet, de la méthode, et des finalités de cet
enseignement puisque cette "césure dans la civilisation" a entamé
notre pensée.
Tout d'abord, précisons ce qui fait l'objet de notre enseignement : Qu'est
ce que l'homme ? Cette question centrale de la philosophie, selon Kant,
se décline de multiples manières. Qu'est ce que la conscience, le langage, la
personne, la vérité, l'histoire, la biologie, le travail, la technique, le droit,
l'état, la liberté, la religion, l'art, la morale... ?
Toute idée philosophique est affectée, infectée, par ce qui
nous est arrivé il y a 60 ans. Et ce, que l'on soit Juif ou non, Allemand ou
non, Français ou non, Arabe ou Américain, ... Homme, enfin !
Comme l'a dit dans une formule éclairante et perturbante l'historien Georges
Bensoussan - venu dans ma classe le 9 octobre 2002 à l'occasion de l'invitation
du Cercle Bernard Lazare pour présenter son livre "Histoire intellectuelle
et politique du Sionisme" - "la Shoah n'est pas l'affaire des
Juifs, ni des Allemands, c'est une affaire humaine !"
Encore faut-il que "les gens normaux", comme dit David Rousset, acceptent de
reconnaître cela, et admettent que "tout est possible", même le retour de la
barbarie. Si la Shoah a eu lieu, alors, elle peut encore avoir lieu sous d'autres
formes, et c'est cela aussi que nous ne voulons pas entendre.
En ce qui concerne la méthode, je dirai simplement qu'elle
consiste à démultiplier les perspectives et à associer les élèves à ma réflexion,
en particulier en leur proposant des "travaux de groupe" consistant à interviewer
des personnes compétentes, et à lire des ouvrages accessibles. Voici quelques
exemples :
- Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah (Que sais - je ?)
- G. Rabinovitch, Questions sur la Shoah (Les Essentiels, Milan)
- Vladimir Jankélévitch, L'imprescriptible (Seuil)
- J. Cayrol, le texte du film d'Alain Resnais Nuit et Brouillard
- Le texte du film Shoah de Claude Lanzmann préfacé par Simone de Beauvoir.
- Primo Levi, le questionnaire qui suit l'ouvrage Si c'est un homme
- Primo Levi, Naufragés et rescapés
- C. Browning, Des hommes ordinaires...
- Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem
- Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, qui ne parle pas de la Shoah mais qui parut en 1946 !
- Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage (Mille et Une Nuits) : le livre du professeur !
Quant aux finalités de cet enseignement elles sont liées au
projet philosophique... depuis Socrate ! et nous amènent à commenter ces trois
affirmations fondatrices :
- "Connais-toi, toi-même" : là est bien la difficulté majeure, comme je vais le montrer.
- "Nul n'est méchant volontairement" : C'est pour le moins une question !
- Où trouver l'idée platonicienne de "la boue, la crasse
et les poux"... sinon dans les ossements desséchés des camps qui dessinent
le paysage européen : Auschwitz, Maïdanek, Tréblinka, Chelmno, Belzec ?
Pour résumer mon propos qui fera l'objet de développements
ultérieurs destinés à des enseignants en formation, j'indique ici six obstacles
épistémologiques qui entravent la connaissance objective : ils sont différents
les uns des autres mais aussi liés entre eux. Tous concernent la question identitaire
et, dans tous les cas , nous sommes enfermés dans un réseau de contradictions
qu'il s'agit de résoudre pour pouvoir affronter cette histoire "mal passée"
qui est aussi la nôtre jusqu'à aujourd'hui
- Comment pouvons-nous, professeur et élèves, (et nous le
devons !) nous sentir liés à ces MORTS sans sépulture, ces cadavres dont la
vue produit une réaction d'épouvante ? Le travail pédagogique sur le film
"officiel" Nuit et brouillard, de l'Education
nationale, est essentiel avant et après la projection. Comment les enseignants
et les élèves vivent-ils la contradiction (on peut parler ici d'un "double-bind"
comme en psychiatrie) entre l'émotion inévitable et la connaissance indispensable ?
- Comment pouvons-nous, professeur et élèves, (et nous le
devons !) nous assumer sans honte comme FRANCAIS, c'est à dire à la fois comme
liés au messianisme des Droits de l'Homme mais aussi à cette terre qui a produit
les deux "Statuts des Juifs", Rivesaltes, Drancy, Pithiviers, Beaune la Rolande...,
des Justes, mais aussi des miliciens, qui a fait de sa participation à la
"solution finale" une parenthèse de son histoire, depuis août 1944 jusqu'à
la reconnaissance de 1995, 75 000 hommes et femmes juifs français ou qui avaient
ici trouvé refuge, déportés avec l'aide de sa police, 11 000 enfants... dont
on parle peu ? Comment intégrer les contradictions de l'Eglise de France
dont le silence a été presque total mais qui a aussi sauvé des enfants, et
qui, la première, a publié la déclaration de repentance ?...Comment inscrire
la persécution juive dans le grand livre de la déportation (dans ses musées),
puisque tel est le mot qui l'inclut mais aussi la dilue parfois ?
- Comment pouvons-nous, professeur et élèves, (et nous le
devons !) nous identifier aux victimes, juives pour le plus grand nombre,
quand on ignore presque tout de la civilisation juive, quand on refuse de
la considérer comme un des deux fondements de la culture occidentale, quand
on ignore que le mot "JUIF" s'enracine dans les collines de Judée, quand peu
de choses ont été enseignées pour tenter d'éradiquer les préjugés concernant
"la race", "le nez" "le complot", "l'argent" et "l'or"
juifs, (comme l'attestent les copies d'élèves !), quand la plus grande confusion
règne dans l'esprit de nombre de nos concitoyens, pédagogues entre autres
qui refusent de prendre en compte pour lui-même l'antisémitisme (ils le considèrent,
fourvoyés en cela par le MRAP qui a trahi ses origines, comme
un sous produit du racisme, ce qu'il n'est pas, en tout cas pas seulement.)
- Comment pouvons-nous, professeur et élèves, (et nous le
devons !) accepter de regarder en face le crime contre l'humanité, sans perdre
nos nécessaires illusions vitales ? Que vaut l'HOMME qui a voulu détruire
son semblable, décider qui a le droit ou non d'habiter la planète, qui a changé
le statut de la mort en en faisant un résidu industriel ? J'intègre ici la
réflexion de Patrick Desbois, intervenant attentif à notre colloque, qui insiste
sur le projet de transformation radicale de l'espèce humaine, dans les Lebensborn
dont on parle peu. (cf. le livre de Marc Hillel). La référence foucaldienne
au "bio-pouvoir" est ici nécessaire.
- Comment se confronter à la "demande NON-JUIVE" de comparaison,
source potentielle de banalisation, de la Shoah et d'autres souffrances déshumanisantes
qu'a connues notre siècle ? La question du totalitarisme - les divers " livres
noirs " qui ont été publiés - doit être abordée sans passion.
Je propose deux réponses différentes :
- Non ! sur le plan théorique, il n'est pas possible de comparer, car le camp d'extermination est d'une autre nature que le camp de concentration.
- Oui ! sur le plan pédagogique et pratique. La demande
de prendre en compte d'autres souffrances est plus que légitime, sinon
à quoi sert la connaissance d'un pur fait historique dont on affirmerait
que son unicité réelle n'a aucun lien avec ce qui l'a précédé et ce qui
l'a suivi. On ne peut pas à la fois vouloir que la Shoah soit assumée
par tous, et qu'elle ne concerne, aujourd'hui, que certains.
- Comment ne pas voir enfin, que le slogan : "les Israéliens
font aux Palestiniens ce qu'ils ont subi" repose sur une "ignorance volontaire"
de la réalité de la Shoah, sur la volonté perverse de définir ceux qu'on prétend
soutenir comme les vrais Juifs, comme il y eut autrefois le "verus Israël"
! Ici se cristallisent de nombreux problèmes identitaires : aussi bien ceux
de nos intellectuels (en mal de cause totalitaire ), dont Garaudy est la caricature,
que ceux des jeunes voyous, contaminés par l'islamisme, qui disent haïr la
France et qui agressent les enseignants et les élèves, à l'occasion des cours
d'Histoire mais pas seulement des cours d'Histoire, non seulement sur la Shoah
mais aussi sur tout ce qui concerne leur fragile identité. Nous avons de nombreux
témoignages d'enseignants à ce sujet. Tous les programmes d'enseignement sont
susceptibles d'être boycottés, du fait de l'absence de réaction ferme des
responsables administratifs et politiques, de la peur et de la démission.
On parlait autrefois de "Physique juive" ; dans mon lycée, un élève
refuse d'étudier la Psychanalyse pour les mêmes "raisons" !
Disons pour conclure provisoirement cette recherche que le
problème urgent aujourd'hui est politique et judiciaire, puisqu'il faut de toute
urgence que ces agressions cessent. Mais il faut aussi poursuivre une réflexion
concrète fondée sur des témoignages de pratiques pédagogiques, afin de consolider
dans différentes matières d'enseignement notre capacité d'intervention sur ce
sujet difficile. Nombre d'élèves m'ont dit que le travail réalisé dans le cours
de Philosophie leur avait permis de communiquer avec leur famille et qu'ils
avaient aussi saisi à quel point la réalité de la Shoah constituait le tabou
majeur de notre temps.
Irène Saya, professeur de Philosophie au Lycée Emmanuel Mounier, à Grenoble.