Si nous pouvons lire aujourd'hui l'oeuvre de Kafka c'est grâce à son ami le plus proche, Max Brod. En effet, celui-ci, a sauvé cette oeuvre par deux fois. Kafka n'avait publié que peu de choses de son vivant, et dans ses derniers moments, se sachant atteint d'une tuberculose incurable il avait demandé à Brod, son exécuteur testamentaire, de brûler tout ce qui n'avait pas été édité.
Max Brod, conscient de la valeur des textes de Kafka, a transgressé ses dernières volontés.
De plus, pendant la seconde guerre mondiale, Brod est parti en Palestine en prenant soin d'emporter avec lui tous les manuscrits de Kafka, qui ont donc séjourné à Jérusalem pendant quelques années.
Là ne s'arrêtent pas les péripéties que connut l'oeuvre de Kafka ; après sa publication elle donna lieu à bien des malentendus, elle fut souvent mal comprise, interprétée de façon réductrice ou même totalement défigurée. En France, en particulier, on fit de Kafka, une sorte de philosophe de l'absurde, sous l'influence de Camus (cf. Le mythe de Sisyphe). En effet, on a traduit, tardivement en français son journal et sa correspondance, qui permettent de mieux comprendre ce que Kafka a voulu dire.
Il est vrai que Kafka a voulu faire de ses romans et de ses nouvelles des textes polysémiques,
des textes dans lesquels se superposent de multiples couches de sens.
Ces textes sont souvent des sortes de fables, de contes symboliques. Kafka adorait les contes
et en particulier, comme il le dit souvent dans sa correspondance, les contes hassidiques.
" Ce sont les seules choses juives dans lesquelles [...] je me sente aussitôt
chez moi "(lettre à Max Brod)
Cette polysémie a aussi brouillé les pistes : on a voulu faire de Kafka un existentialiste un crypto-chrétien, un marxiste, un anti-communiste, et bien d'autres choses encore. (Il existe des milliers de commentaires des textes de Kafka, ce qui constitue un phénomène unique dans le domaine des Lettres)
Mon but ici est donc de tenter de rendre à Kafka son vrai visage : Kafka est avant tout un auteur juif même si le mot " juif " n'apparaît pas dans son oeuvre ; (on y reviendra. Si son projet le plus visible, dans une première approche, est la volonté de faire une caricature de l'administration et de la bureaucratie, Kafka se place à l'intérieur d'une problématique juive.
Pour clore ce préambule je voudrais souligner que les questions qu'il pose, à propos de l'existence juive, sont aujourd'hui encore d'une remarquable actualité.
Kafka est né en 1883 dans une famille juive en voie d'assimilation. Dans sa prime jeunesse, cela ne lui pose aucun problème, puis, peu à peu, il va se sentir en exil dans cette assimilation et la vivre comme une douloureuse perte d'identité. Ce thème de la perte d'identité hante une très grande partie de son oeuvre, comme nous allons tenter de le voir dans un second temps. Mais en premier lieu voyons qui est cet enfant de l'assimilation.
Il vit le jour à Prague, dans une Bohème qui fait alors partie de l'Empire Austro-Hongrois.
L'émancipation des Juifs est là toute récente, elle date de 1848, durant le règne de François-Joseph.
La révolution de 1848 concède aux Juifs les mêmes libertés que celles qui ont été accordées
aux Juifs français par la Révolution française. D'où la grande reconnaissance que les Juifs
de L'Empire vouaient à François-Joseph, et l'utilisation fréquente du prénom Franz pour nommer leurs fils.
Kafka va donc assister à une mutation radicale de l'existence juive, et cela à l'intérieur même de sa propre famille : les Juifs qui viennent d'accéder à la citoyenneté s'engouffrent dans l'occidentalisation et l'assimilation, délaissant leur propre culture, leur propre tradition. Certains changent de nom, d'autres se convertissent au christianisme.
Le tournant de 1848, est en effet, vécu comme une grande libération pour ces Juifs qui avaient été soumis à une réelle discrimination. Depuis longtemps, ils vivaient dans des zones de résidence (comme c'était aussi le cas dans l'empire des tsars) pour " ralentir " la croissance démographique des Juifs, seul le premier né des enfants d'une famille juive pouvait obtenir une licence de mariage (sans le changement de 1848 le grand-père de Kafka n'aurait pas pu se marier.)
Les parents de Kafka sont donc originaires de zone plus ou moins rurales, de shtetlech où l'on parlait le yiddish, le tchèque et parfois un peu l'allemand.
Dans ces zones de résidence, l'étude des textes traditionnels et la pratique des mitzvoth restaient le coeur de la vie juive.
Le grand- père paternel de Kafka avait une boucherie cacher, Hermann le père de Kafka quitta l'école très jeune (dans les écoles juives la scolarité n'était obligatoire que durant six années), pour livrer de la viande, puis il devint colporteur. Dans l'une de ses nouvelles : Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, Kafka évoque l'enfance de son père, les Juifs sont présentés sous la forme de petites souris persécutées dont les enfants n'ont pas le temps d'être des enfants ; mais Hermann Kafka, le pauvre colporteur, va bientôt changer de situation. Les colporteurs correspondaient à un besoin du capitalisme naissant. Ils deviennent des commerçants et parfois même de riches industriels qui peuvent désormais partir pour la ville. Hermann s'installe à Prague, où peu à peu il se retrouve à la tête d'une entreprise prospère de bonneterie. A Prague, il va rencontrer Julie Löwy, dont la famille a aussi quitté la zone de résidence, c'est une famille aisée de brasseurs.
Julie Löwy, la mère de Kafka vient d'une famille qui comptait un certain nombre d'érudits juifs. Kafka avoua souvent qu'il se sentait très proche de la lignée maternelle. Il note dans son journal : " Je m'appelle Amschel en hébreu, comme le grand-père de ma mère [...] Un homme très pieux et très savant. "1911
Chez les Kafka, le magasin, la volonté de réussite sociale, ne laisse que peu de place à la pratique du judaïsme. On se contente d'aller à la synagogue pour les grandes fêtes. La famille va à la fois s'assimiler et se germaniser.
En effet la ville de Prague est faite de trois communautés : la plus importante est la communauté tchèque, mais c'est aussi la plus modeste sur le plan économique ; il y a une communauté allemande plus puissante, et les Juifs, troisième communauté, veulent s'identifier aux allemands et idéalisent la langue allemande qui est la langue du pouvoir.
Hermann Kafka veut pour son fils une éducation qui lui ouvre les portes de la réussite sociale. Franz fera donc un cursus primaire et secondaire dans des écoles allemandes (il y a tant de Juifs dans le lycée que fréquente Kafka que l'institution admet dans ses murs la présence d'un rabbin chargé de l'éducation religieuse.) Par la suite,
Kafka, entreprend des études de droit : les étudiants juifs choisissent souvent des professions libérales (avocat ou médecin) dans lesquelles ils risquent moins de se heurter à l'antisémitisme virulent qui continue à exister dans l'empire Austro-Hongrois, en particulier dans les administrations. On retrouve dans bien des textes de Kafka l'empreinte laissée par ses études de droit. Cependant, Kafka décide de ne pas devenir avocat. Il veut un emploi qui lui laisse du temps pour écrire. Finalement il travaillera dans une compagnie d'assurance semi-étatisée. (Il pourra y entrer grâce au soutien d'amis, car, en principe, cette administration n'emploie pas de Juifs).
A l'époque de ses études, Kafka ne s'intéresse pas au judaïsme : comme il l'écrira plus tard dans la lettre au père, il n'aime pas accompagner ses parents à la synagogue car il ne comprend pas les prières en hébreu. Il voit là, de plus, une sorte de judaïsme mondain.
Une affaire grave d'antisémitisme se déroule en 1901 : une rumeur de meurtre rituel provoque dans les rues de Prague de violentes manifestations antisémites, dont Kafka ne semble avoir rien dit. Kafka se sent attiré par les courants libertaires de Prague et même l'athéisme
Mais l'attitude de Kafka vis à vis du judaïsme va se transformer radicalement, peut-être sous l'influence de ses amis les plus proches, (ils sont tous juifs), mais >surtout, grâce à une rencontre : celle d'une troupe de théâtre yiddish venue de Lemberg (1911.) La découverte de cette troupe tient une très grande place dans le journal de Kafka. Le responsable de la troupe, Löwy devient pour Kafka un ami. Ainsi, il fait connaissance avec des Juifs beaucoup moins assimilés que ceux qu'il voit autour de lui, des Juifs qu'il trouve " authentiques ", car ils ne sont pas encore vraiment éloignés de la Tradition. Grâce à ces comédiens Kafka renoue plus ou moins consciemment des liens avec ses ancêtres maternels.
Dans les Recherches d'un chien (Pléiade t. II) il raconte sa rencontre avec les hassidim de la troupe de façon très imagée. Tout cela le conduit à remettre en question l'éducation qu'il a reçue. Dans La lettre au père (texte fondamental pour comprendre Kafka) il reproche violemment à son père de ne lui avoir transmis qu'un " fantôme de Judaïsme "
Désormais Kafka oppose les Juifs de l'Est, si mal perçus par les Juifs germanisés, et en particulier par son père, aux Juifs de l'Ouest. Les premiers sont à ses yeux des Juifs " authentiques " conscients de leur culture et de leur histoire ; alors que les autres veulent oublier leur identité.
A partir de 1911, Kafka regarde tout autrement l'assimilation. Et la critique de l'assimilation prend une place centrale dans son oeuvre.
A partir de la rencontre avec la troupe des comédiens de Lemberg ,Kafka s'engage dans un cheminement opposé à celui de ses parents On peut parler d'une sorte de " désassimilation " ou selon l'expression de Stéphane Moses, de " dissimilation ". L'assimilation est désormais vécue par Kafka comme une souffrance. Il se sent à la fois dans et hors du Judaïsme.
Dans son cheminement, la première étape est une analyse de ce qu'est l'assimilation et cela, à l'aide de ses romans et de ses nouvelles.
Quatre thèmes sont au centre de cette analyse :
L'oubli
L'assimilation est d'abord un oubli. Alors que le " Zahor ! " Souviens toi ! est au coeur du Judaïsme, l'assimilé veut oublier ses racines, oublier la Tradition, C'est à dire l'Etude des textes sacrés, et la pratique des " mitzvoth ", des commandements. Il veut oublier les langues juives ; il veut parfois oublier jusqu'à son nom. Il dévalorise sa culture d'origine, il la considère comme périmée et survalorise la culture du pays d'accueil.
Kafka nous a laissé un certain nombre de portraits féroces de l'assimilé.
Par exemple dans une nouvelle intitulée : Communication à une Académie (Kafka, oeuvres complètes, la Pléiade T II) l'assimilé est présenté sous l'apparence d'un singe (une fois encore Kafka écrit un conte). Ce singe ne veut plus rien savoir de ses origines, il les a oubliées : " Mes exploits n'auraient pas été possibles, si j'avais voulu m'opiniâtrer à songer à mes origines [...] mes souvenirs s'effacèrent de plus en plus "
Il se souvient seulement de s'être retrouvé (ou senti ?) dans une cage (le Judaïsme), cage dont il voulait sortir au plus vite. Alors il invente une solution : il imite les humains, il se met à parler, bref il devient un singe savant. On le sort, bien sûr, de sa cage et on l'emploie dans des cabarets. Kafka fait dire au singe : " J'ai acquis la culture moyenne d'un Européen [...] cela m'a aidé à sortir de la cage "
L'hybridation
L'assimilé ne peut tout effacer, il reste en lui quelque chose de ses origines : il est donc un mixte, un hybride. Le thème de l'hybride tint une grande place dans l'oeuvre de Kafka. Le singe-homme est un hybride, on a déjà rencontré des souris qui sont humanisées, un chien qui s'interroge sur son histoire (cf Les recherches d'un chien in O. Complètes Pléiade T II ).
Autres exemples très intéressants : le chat-agneau qui apparaît dans " Un croisement ". La bobine de fil en forme d'étoile, évoquée dans : " Le souci du père de famille " (Pléiade t II)
" Un croisement " (Pléiade t II)
Le héros de l'histoire a reçu, en héritage de son père, un étrange animal " moitié chaton, moitié agneau " qui vit en symbiose avec lui ; comment ne pas voir dans cet hybride le " fantôme de Judaïsme" transmis à Kafka par son père ?
Cette bête n'est pas un véritable chat, elle ne sait pas miauler ; elle n'est pas un véritable agneau, elle attaque les agneaux. Elle est un mixte, en plus elle voudrait être un chien, et souffre tant de sa condition qu'elle souhaite mourir sous le couteau du boucher.
Ainsi dans ce conte il y un agneau, un chat, une allusion au chien et au couteau du boucher. On retrouve ici bien des éléments de " had gadia " le chant qui est chanté à la fin du Séder (le repas pascal). (Voir M. A. Ouaknin : Et c'est pourquoi on aime les libellules)
Les enfants Kafka percevaient le rituel du Seder, déformé par leur père, comme une caricature comique.Par delà ce conte , Kafka évoque donc ce qu'était devenu le judaïsme dans sa famille, et plus précisément cette " mixture " qui tenait lieu de Séder
Le souci du père de famille
Un père de famille abrite chez lui un curieux hybride : qui se nomme Odradek. C'est un objet et un être humain. Son nom lui même est étrange, c'est peut-être un mélange de slave et d'allemand ; en réalité on ne sait pas d'où vient ce nom. Odradek est une bobine de fil qui parle, mais surtout c'est une étoile ; les fils qu'elle porte sont cassés et embrouillés. Cette bobine se déplace avec une béquille, si on lui demande " où habites-tu ? " Elle répond : " Pas de domicile fixe ". Le père de famille s'inquiète : que va devenir Odradek ? " Peut-il donc mourir ? "
La nouvelle se termine ainsi.L'étoile : c'est bien sûr, le peuple juif ; les fils sont cassés : au fil des génération quelque chose s'est brisé : la transmission ne fonctionne plus comme avant. L'Etat juif n'existe pas à l'époque : Odradek n'a pas de domicile fixe. Le peuple juif perd sa culture, il marche avec une béquille ; est-il en voie de disparition ? s'inquiète Kafka.
L'identité
L'assimilé est donc un hybride, enfoncé dans l'oubli. Il devient ainsi un homme sans qualités. Un homme qui, s'il s'interroge vraiment sur lui-même, comme le fait Kafka
ne sait plus très bien qui il est. Dans une lettre à sa première fiancée : Félice Bauer
Kafka écrit : les uns font de moi un écrivain allemand, les autres un écrivain juif ; "qui suis-je ? "
Kafka se sent lui même un hybride et en souffre. La question : qui suis-je ? traverse toute son oeuvre. Dans son journal il note qu'il manque " de sol, d'air et de loi "
A mesure qu'il avance dans sa réflexion sur l'assimilation, il transforme ses personnages : il perdent leur identité, ce qui se traduit par l'effacement de leur nom.
Les héros des deux grands romans inachevés et posthumes, Le Procès et Le Château, sont respectivement Joseph K et K- ( Il existe de nombreuses interprétations de cette disparition des noms-... K/Kafka K/le nom juif qu'on cache, à l'époque etc...)
Pour Marthe Robert le défaut de nom renvoie à un défaut d'être du Juif qui perd son identité.
La culpabilité
Le thème de la culpabilité apparaît dans bien des textes de Kafka : dans La lettre au père, dans bien des nouvelles, mais surtout dans Le Procès.
Rappel des grandes lignes de ce roman posthume et inachevé : Joseph K. " sans avoir rien fait de mal " est arrêté un matin. De quoi l'accuse -t-on ? Les deux hommes qui viennent l'arrêter ne lui donnent pas la raison de cette arrestation. Commence alors pour ce modeste employé de banque un long périple à travers les méandres de l'administration judiciaire, logée dans des lieux glauques. Joseph K. voudrait savoir de quoi on l'accuse. Il voudrait rencontrer le tribunal suprême, organiser une défense ; mais toutes ses démarches restent vaines. Finalement, il se laisse dévorer par la machine judiciaire, qui le condamne à mort.
Ce roman contient une superposition de sens : il peut être une critique de la justice, il peut avoir un sens métaphysique (on y reviendra), mais il s'agit aussi là d'une auto-accusation : Kafka s'est toujours senti culpabilisé par son père, il se sens coupable de décevoir Félice Bauer, sa fiancée (il vient de rompre ses fiançailles). Mais il y a aussi et surtout la culpabilité de qui rêve parfois d'avoir grandi comme un petit juif du shtetel.
La culpabilité de celui qui ne se sent pas un " Juif authentique "
Pour terminer l'exploration de la méditation de Kafka sur l'assimilation il est indispensable de faire le détour d'un autre roman posthume et inachevé : Le Château. Là aussi il s'agit d'un texte polysémique : Brod lui-même propose au moins deux interprétations de ce roman. Dans l'une de ces deux interprétations il fait du Château le récit d'un voyage juif en terre hostile ; ou encore la quête d'une impossible assimilation. Rappel :K. un étranger a été appelé pour exercer le métier d'arpenteur, dans le domaine du comte west-west. Il arrive dans un étrange village surmonté d'un château. K. veut s'intégrer au village mais n'y parvient pas, il est rejeté. Il voudrait exercer la tâche pour laquelle il a été appelé mais son dossier s'est perdu dans les rouages de l'administration qui siège au château. Il voudrait donc parvenir jusqu'au château, mais c'est pour lui impossible. Il a une liaison avec Frieda, une femme du village ; il pense l'épouser et ainsi s'intégrer plus facilement, mais le projet de mariage échoue. Au contraire de Joseph K. dans le Procès, qui baisse les bras devant l'administration , K. se bat pour son droit à être considéré comme les autres, mais en vain. Dans une des fins possibles (Kafka n'a laissé que des ébauches de fins) K. meurt d'épuisement.
Kafka semble décrire ici le périple de l'assimilé qui cherche vainement à être totalement intégré (à l'époque de Kafka c'est encore particulièrement difficile). A souligner que le Comte, invisible, qui règne au château s'appelle West-west ou Ouest-ouest, son nom symbolise à lui tout seul l'occidentalisation dont rêve le Juif de l'ouest. La tentative de mariage avec Frieda rappelle que le mariage mixte a été parfois vu par les Juifs d'alors comme une sorte de porte ouverte vers l'assimilation. A l'époque où il écrit Le Château, Kafka est déjà sioniste.
Ce roman fait d'ailleurs penser à un des premiers textes littéraires de T. Herzl :Le nouveau ghetto où il est dit que l'assimilé se heurte à des murs, comme dans le ghetto, mais cette fois les murs sont des murs invisibles.
Ainsi une bonne partie de l'oeuvre Kafka peut être interprétée comme l'expression de la souffrance d'un écrivain qui se sent à distance de ce qu'il voudrait être, qui se sent dans un " entre-deux " difficile à vivre ; mais il faut aussitôt ajouter que Kafka a trouvé, à sa façon, le chemin du retour vers le Judaïsme.
Depuis sa rencontre avec la troupe de théâtre yiddish Kafka lit des ouvrages concernant l'histoire et la culture juive. Il lit la Bible en allemand, mais il va bientôt la lire en hébreu. En effet, à partir de 1917 Kafka apprend l'hébreu.
Au moment de sa Bar-Mitzvah, Kafka n'a pas étudié l'hébreu ; il a simplement appris un texte par coeur. Il commence l'hébreu moderne en autodidacte, puis il prend des leçons avec le fils d'un rabbin de Prague.
Par la suite, il travaille avec Jiri Langer, un ami, qui a passé un certain temps en Galicie pour étudier avec le rabbi de Belz ; Langer lui enseigne l'hébreu et lui parle aussi beaucoup du Hassidisme. Son dernier professeur d'hébreu sera une étudiante venue de Jérusalem : Puah Ben, la fille d'un intellectuel, ami de Ben-Yehuda.
A noter que Félice, sa fiancée berlinoise, lui avait parlé des conférences de G. Scholem qui donnait une grande importance au retour à l'hébreu. L'étude de l'hébreu permet à Kafka de lire des passages de la Torah avec les commentaires de Rachi.
Une autre raison explique l'intérêt de Kafka pour l'hébreu : il adhère en effet, à l'idéal sioniste en 1917 ; Brod avait tenté, en vain, de le convaincre auparavant ; mais 1917 c'est la date de la déclaration Balfour. Le sionisme ne semble plus une pure utopie
Kafka voit certains de ses amis partir pour la Palestine. Ces départs lui semblent un vrai miracle ; il écrit à sa soeur Valli : " C'est déjà quelque chose d'énorme de prendre sa famille sur son dos, et de la transporter en Palestine. Que tant d'hommes le fassent ce n'est pas moins un miracle que celui de la mer rouge. "
Il a une vision plus ou moins mystique du sionisme : la " montée " en Palestine devrait permettre au peuple juif de reconstruire son identité.
A propos du retour de Kafka vers le judaïsme, il faut aussi évoquer sa rencontre avec Dora Dymant, qui sera sa dernière compagne. Kafka, qui a rompu à plusieurs reprise des fiançailles, rencontre, peu de temps avant sa mort, une jeune femme avec laquelle il s'installe à Berlin. Dora vient de Pologne, c'est une très bonne hébraïsante, elle a grandi dans un milieu hassidique dont elle s'est un peu éloignée ; mais elle connaît parfaitement la tradition juive et apporte beaucoup à Kafka : ensemble ils travaillent des textes traditionnels.
A Berlin, Kafka suit des cours de Talmud à l'Académie pour l'étude du judaïsme. Kafka note dans son journal : " l'Ecole du judaïsme est pour moi un havre de paix dans ce Berlin féroce et dans les féroces contrées de ma vie intérieure. "
A Berlin encore, Kafka et Dora forment le projet de partir en Palestine. Mais Kafka est depuis longtemps miné par la tuberculose, il meurt en 1924. Il sera enterré religieusement dans le cimetière juif de Prague.
Kafka a donc suivi un itinéraire diamétralement opposé à celui de ses parents. Il fait partie de ces enfants de l'assimilation qui ont cherché, parfois de façon pathétique, à retrouver des racines. (cf . :G. Scholem par exemple.) C'est là une démarche qui pour nous garde encore tout son sens.
Conclusion
Deux questions
Kafka est resté un juif atypique : il n'a jamais pratiqué les " mitzwoth ", les commandements. Dans une nouvelle intitulée Dans notre synagogue il se compare à une petite martre qui n'est ni du côté des hommes ni du côté des femmes, elle se tient à distance accrochée à une grille, vers le balcon des femmes.
On a souvent fait de Kafka un athée, le penseur d'un monde sans Dieu. Max Brod a refusé ce point de vue. Pour lui on trouve chez Kafka " les prémisses de la foi, conquises sur un scepticisme radical " (Brod : Kafka)
Il semble que pour Kafka il existe une transcendance, mais elle est inconnaissable. Plusieurs textes de Kafka peuvent donner lieu à une interprétation théologique. On s'arrêtera simplement à un passage célèbre du Procès : " Devant la Loi. "
Un " homme de la campagne " (ou de la terre) veut accéder à La Loi. Il se heurte à un gardien qui lui refuse l'entrée " pour le moment ". Le temps passe, l'homme vieillit, au seuil de la mort il demande pourquoi personne d'autre ne tente de franchir cette porte. " Elle n'était faite que pour toi " répond le gardien. Mais l'homme a posé cette question trop tard. Il ne pénètrera pas dans la Loi, pourtant avant de mourir il voit luire une lueur du coté de la Loi.
On peut voir là le portrait d'un " Ham ha'haretz " (Kafka ?) d'un ignorant, qui ne pose pas les bonnes questions ; ou bien qui se trouve face à un inconnaissable dont seule se montre la lumière (la " chéhina " - présence sur terre de la transcendance ?)
Kafka a voulu donner à ses textes une connotation fantastique ; pour cela il efface presque tous les repères : pas de problématique juive explicite ; la psychologie des personnages est réduite au minimum ; le temps et l'espace sont estompés. Il obtient ainsi une atmosphère énigmatique et étrange.
L'absence de repères clairs engendre aussi la polysémie recherchée par Kafka. On peut faire de ses textes une " lecture infinie ", selon l'expression de D. Banon. Ainsi le lecteur est appelé à faire une exégèse, conformément à la tradition juive de la lecture.
Enfin, Kafka a voulu aller du particulier à l'universel : il est passé de la difficulté d'être un Juif à la difficulté d'être un humain.
Brèves
Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient,
et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur
de la synagogue, le vieux Moïché.
Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché
pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise,
et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !