David Grossman : Notre famille a perdu la guerre

Le Monde, 19 aout 2006

Mon cher Uri,

Voilà trois jours que presque chacune de nos pensees commence par une negation. Il ne viendra plus, nous ne parlerons plus, nous ne rirons plus. Il ne sera plus là, ce garçon au regard ironique et à l'extraordinaire sens de l'humour. Il ne sera plus là, le jeune homme à la sagesse bien plus profonde qu'elle ne l'est à cet âge, au sourire chaleureux, à l'appetit plein de sante. Elle ne sera plus, cette rare combinaison de determination et de delicatesse. Absents desormais, son bon sens et son bon coeur.

Nous n'aurons plus l'infinie tendresse d'Uri, et la tranquillite avec laquelle il apaisait toutes les tempêtes. Nous ne regarderons plus ensemble les Simpson ou Seinfeld, nous n'ecouterons plus avec toi Johnny Cash et nous ne sentirons plus ton etreinte forte. Nous ne te verrons plus marcher et parler avec ton frère aîne Yonatan en gesticulant avec fougue, et nous ne te verrons plus embrasser ta petite soeur Ruti que tu aimais tant.

Uri, mon amour, pendant toute ta brève existence, nous avons tous appris de toi. De ta force et de ta determination à suivre ta voie, même sans possibilite de reussite. Nous avons suivi, stupefaits, ta lutte pour être admis à la formation des chefs de char. Tu n'as pas cede à l'avis de tes superieurs, car tu savais pouvoir faire un bon chef et tu n'etais pas dispose à donner moins que ce dont tu etais capable. Et quand tu y es arrive, j'ai pense : voilà un garçon qui connaît de manière si simple et si lucide ses possibilites. Sans pretention, sans arrogance. Qui ne se laisse pas influencer par ce que les autres disent de lui. Qui trouve la force en lui-même.

Depuis ton enfance, tu etais dejà comme ça. Tu vivais en harmonie avec toi-même et avec ceux qui t'entouraient. Tu savais quelle etait ta place, tu etais conscient d'être aime, tu connaissais tes limites et tes vertus. Et en verite, après avoir fait plier toute l'armee et avoir ete nomme chef de char, il est apparu clairement quel type de chef et d'homme tu étais. Et aujourd'hui, nous écoutons tes amis et tes soldats parler du chef et de l'ami, celui qui se levait le premier pour tout organiser et qui n'allait se coucher que quand les autres dormaient dejà.

Et hier, à minuit, j'ai contemple la maison, qui etait plutôt en desordre après que des centaines de personnes etaient venues nous rendre visite pour nous consoler, et j'ai dit : il faudrait qu'Uri soit là pour nous aider à ranger.

Tu etais le gauchiste de ton bataillon, mais tu etais respecte, parce que tu restais sur tes positions sans renoncer à aucun de tes devoirs militaires. Je me souviens que tu m'avais explique ta "politique des barrages militaires", parce que toi aussi, tu y avais passe pas mal de temps, sur ces barrages. Tu disais que s'il y avait un enfant dans la voiture que tu venais d'arrêter, tu cherchais avant tout à le tranquilliser et à le faire rire. Et tu te rappelais ce garçonnet plus ou moins de l'âge de Ruti, et la peur que tu lui faisais, et combien il te detestait, avec raison. Pourtant tu faisais ton possible pour lui rendre plus facile ce moment terrible, tout en accomplissant ton devoir, sans compromis.

Quand tu es parti pour le Liban, ta mère a dit que la chose qu'elle redoutait le plus c'etait ton "syndrome d'Elifelet". Nous avions très peur que, comme l'Elifelet de la chanson, tu te precipites au milieu de la mitraille pour sauver un blesse, que tu sois le premier à te porter volontaire pour le reapprovisionnement-des-munitions-epuisees-depuis-longtemps. Et que là-haut, au Liban, dans cette guerre si dure, tu ne te comportes comme tu l'avais fait toute ta vie, à la maison, à l'ecole et au service militaire, proposant de renoncer à une permission parce qu'un autre soldat en avait plus besoin que toi, ou parce que tel autre avait chez lui une situation plus difficile.

Tu etais pour moi un fils et un ami. Et c'etait la même chose pour ta maman. Notre âme est liee à la tienne. Tu vivais en paix avec toi-même, tu etais de ces personnes auprès de qui il fait bon être. Je ne suis même pas capable de dire à haute voix à quel point tu etais pour moi "quelqu'un avec qui courir" (titre d'un des derniers romans de ).

Chaque fois que tu rentrais en permission, tu disais : viens, papa, qu'on parle. Habituellement, nous allions nous asseoir et discuter dans un restaurant. Tu me racontais tellement de choses, Uri, et j'etais fier d'avoir l'honneur d'être ton confident, que quelqu'un comme toi m'ait choisi.

Je me souviens de ton incertitude, une fois, à l'idee de punir un soldat qui avait enfreint la discipline. Combien tu as souffert parce que cette decision allait mettre en rage ceux qui etaient sous tes ordres et les autres chefs, bien plus indulgents que toi devant certaines infractions. Punir ce soldat t'a effectivement coûte beaucoup du point de vue des rapports humains, mais cet episode precis s'est ensuite transforme en l'une des histoires cardinales de l'ensemble du bataillon, etablissant certaines normes de comportement et de respect des règles. Et lors de ta dernière permission, tu m'as raconte, avec une fierte timide, que le commandant du bataillon, pendant une conversation avec quelques officiers nouvellement arrives, avait cite ta decision en exemple de comportement juste de la part d'un chef.

Tu as illumine notre vie, Uri. Ta mère et moi, nous t'avons eleve avec amour. C'etait si facile de t'aimer de tout notre coeur, et je sais que toi aussi tu etais bien. Que ta courte vie a ete belle. J'espère avoir ete un père digne d'un fils tel que toi. Mais je sais qu'être le fils de Michal l'epouse de veut dire grandir avec une generosite, une grâce et un amour infini, et tu as reçu tout cela. Tu l'as reçu en abondance et tu as su l'apprecier, tu as su remercier, et rien de ce que tu as reçu n'etait un dû à tes yeux.

En ces moments, je ne dirai rien de la guerre dans laquelle tu as ete tue. Nous, notre famille, nous l'avons dejà perdue. Israël, à present, va faire son examen de conscience, et nous nous renfermerons dans notre douleur, entoures de nos bons amis, abrites par l'amour immense de tant de gens que pour la plupart nous ne connaissons pas, et que je remercie pour leur soutien illimite.

Je voudrais tant que nous sachions nous donner les uns aux autres cet amour et cette solidarite à d'autres moments aussi. Telle est peut-être notre ressource nationale la plus particulière. C'est là notre grande richesse naturelle. Je voudrais tant que nous puissions nous montrer plus sensibles les uns envers les autres. Que nous puissions nous delivrer de la violence et de l'inimitie qui se sont infiltrees si profondement dans tous les aspects de nos vies. Que nous sachions nous raviser et nous sauver maintenant, juste au dernier moment, car des temps très durs nous attendent.

Je voudrais dire encore quelques mots. Uri etait un garçon très israelien. Son nom même est très israelien et hebreu. Uri etait un condense de l'israelianite telle que j'aimerais la voir. Celle qui est desormais presque oubliee. Qui est souvent consideree comme une sorte de curiosite.

Parfois, en le regardant, je pensais que c'etait un jeune homme un peu anachronique. Lui, Yonatan et Ruti. Des enfants des annees 1950. Uri, avec son honnêtete totale et sa façon d'assumer la responsabilite de tout ce qui se passait autour de lui. Uri, toujours "en première ligne", sur qui on pouvait compter. Uri avec sa profonde sensibilite envers toutes les souffrances, tous les torts. Et capable de compassion. Ce mot me faisait penser à lui chaque fois qu'il me venait à l'esprit.

C'etait un garçon qui avait des valeurs, terme tant galvaude et tourne en derision ces dernières annees. Car dans notre monde dement, cruel et cynique, il n'est pas "cool" d'avoir des valeurs. Ou d'être humaniste. Ou sensible à la detresse d'autrui, même si autrui est ton ennemi sur le champ de bataille.

Mais j'ai appris d'Uri que l'on peut et l'on doit être tout cela à la fois. Que nous devons certes nous defendre. Mais ceci dans les deux sens : defendre nos vies, mais aussi s'obstiner à proteger notre âme, s'obstiner à la preserver de la tentation de la force et des pensees simplistes, de la defiguration du cynisme, de la contamination du coeur et du mepris de l'individu qui sont la vraie, grande malediction de ceux qui vivent dans une zone de tragédie comme la nôtre.

Uri avait simplement le courage d'être lui-même, toujours, quelle que soit la situation, de trouver sa voix precise en tout ce qu'il disait et faisait, et c'est ce qui le protegeait de la contamination, de la defiguration et de la degradation de l'âme.

Uri etait aussi un garçon amusant, d'une drôlerie et d'une sagacite incroyables, et il est impossible de parler de lui sans raconter certaines de ses "trouvailles". Par exemple, quand il avait 13 ans, je lui dis : imagine que toi et tes enfants puissiez un jour aller dans l'espace comme aujourd'hui nous allons en Europe. Il me repondit en souriant : "L'espace ne m'attire pas tellement, on trouve tout sur la Terre."

Une autre fois, en voiture, Michal et moi parlions d'un nouveau livre qui avait suscite un grand interêt et nous citions des ecrivains et des critiques. Uri, qui devait avoir neuf ans, nous interpella de la banquette arrière : "Eh les elitistes, je vous prie de noter que vous avez derrière vous un simplet qui ne comprend rien à ce que vous dites !"

Ou par exemple, Uri qui aimait beaucoup les figues, tenant une figue sèche à la main : "Dis papa, les figues sèches c'est celles qui ont commis un peche dans leur vie anterieure ?"

Ou encore, une fois que j'hesitais à accepter une invitation au Japon : "Comment pourrais-tu refuser ? Tu sais ce que ça veut dire d'habiter le seul pays où il n'y a pas de touristes japonais ?"

Chers amis, dans la nuit de samedi à dimanche à trois heures moins vingt, on a sonne à notre porte et dans l'interphone et un officier s'est annonce. Je suis alle ouvrir et j'ai pense ça y est : la vie est finie.

Mais cinq heures après, quand Michal et moi sommes rentres dans la chambre de Ruti et l'avons reveillee pour lui donner la terrible nouvelle, Ruti, après les premières larmes, a dit : "Mais nous vivrons n'est-ce pas ? Nous vivrons et nous nous promènerons comme avant. Je veux continuer à chanter dans la chorale, à rire comme toujours, à apprendre à jouer de la guitare." Nous l'avons etreinte et nous lui avons dit que nous allions vivre et Ruti a dit aussi : "Quel trio extraordinaire nous etions Yonatan, Uri et moi."

Et c'est vrai que vous êtes extraordinaires. Yonatan, toi et Uri vous n'etiez pas seulement frères, mais amis de coeur et d'âme. Vous aviez un monde à vous, un langage à vous et un humour à vous. Ruti, Uri t'aimait de toute son âme. Avec quelle tendresse il s'adressait à toi. Je me rappelle son dernier coup de telephone, après avoir exprime son bonheur qu'un cessez-le-feu ait ete proclame par l'ONU, il a insiste pour te parler. Et tu as pleure, après. Comme si tu savais dejà.

Notre vie n'est pas finie. Nous avons seulement subi un coup très dur. Nous trouverons la force pour le supporter, en nous-mêmes, dans le fait d'être ensemble, moi, Michal et nos enfants et aussi le grand-père et les grands-mères qui aimaient Uri de tout leur coeur - ils l'appelaient Neshumeh (ma petite âme) - et les oncles, tantes et cousins, et ses nombreux amis de l'ecole et de l'armee qui nous suivent avec appréhension et affection.

Et nous trouverons la force aussi dans Uri. Il possédait des forces qui nous suffiront pour de nombreuses annees. La lumière qu'il projetait - de vie, de vigueur, d'innocence et d'amour - était si intense qu'elle continuera à nous éclairer même après que l'astre qui la produisait s'est éteint. Notre amour, nous avons eu le grand privilège d'être avec toi, merci pour chaque moment où tu as été avec nous.

Papa, maman, Yonatan et Ruti.

David Grossman

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Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !