La truite

La truite

Dieu bénit le septième jour et le proclama saint
parce qu'en ce jour il se reposa de l'oeuvre entière
qu'il avait produite et organisée

La Genèse, 2


Esther, la soeur de Judith, avait rencontré Emmanuel Froum à Paris, (aux cours du rabbin Léon Sépharadzi, dit le Grand Marabout). Très vite, elle comprit que c'était l'homme de sa vie.

Elle téléphona à ses parents (qui vivaient toujours en “zone libre”) un jeudi soir.

- Je vais vous présenter Emmanuel, nous arrivons demain, un peu avant shabbat. Au faît, Emmanuel est un "ortho" : il est pratiquant, il mange casher.

La mère de Judith et Esther passa une nuit blanche. Elle avait oublié depuis longtemps les règles de la casheroute. Aux premières heures de l'aube, elle commença à retrouver la mémoire - deux vaisselles, il me faut deux vaisselles neuves, une pour les laitages et l'autre pour la viande, se dit-elle.

Mais, au fait, où acheter de la viande casher ?

Le boucher juif à ne passait qu'une fois par semaine : le jeudi (le reste du temps il était installé à Vichy, histoire de rendre la ville à peu plus casher après tout ce qui s'était passé là-bas). Donc, trop tard pour la viande. Tant mieux ! Une vaisselle suffira, pensa la mère de Judith, qui ne trouvait toujours pas le sommeil. Alors je ferai des crudités, du poisson et des laitages. Mais il faut que j'achète des poissons avec écailles et nageoires, les autres ne sont pas cashers.

La pauvre femme finit par s'endormir pendant une heure ; mais elle fit un cauchemar. Elle rêva qu'elle avait acheté une anguille et s'apercevait, juste avant de servir, que la bestiole n'avait pas la tenue de rigueur.

Dès que le réveil sonna, elle commença à cashériser sa maison. Elle jeta par dessus bord le saucisson pur porc, les escargots et les moules congelés. Puis elle passa aux conserves : adieux lentilles au petit salé, raviolis au porc et choucroute alsacienne... En début d'après-midi, il n'y avait plus une miette de nourriture interdite dans les placards.

Ce travail terminé, elle courut acheter des assiettes, des couverts, des casseroles, des poêles à frire. Brusquement elle se rendit compte qu'il était l'heure d'aller attendre Esther et Emmanuel. Elle rangea précipitamment sa nouvelle batterie de cuisine et partit pour la gare.

Esther fit les présentations. La future belle-mère se sentait assez gauche face à ce jeune homme dont la chevelure sombre disparaissait en partie sous une kippa noire.

Les jeunes gens décidèrent de faire le tour de la ville, avant shabbat. Esther voulait montrer à Emmanuel les lieux où elle avait grandi.

Pendant ce temps-là, notre mère juive ce débattait toujours avec la casheroute.

- Le mari de ma fille aînée n'a peut-être pas grand-chose de juif, mais parfois cela simplifie la vie, pensait-elle tout en n'étant pas très fière de ces pensées. Et de courir de l'épicerie à la laiterie et de la laiterie à la poissonnerie. Elle décida d'acheter des truites ; avant de passer à la caisse, elle vérifia qu'elles avaient bien l'anatomie exigée, puis elle se précipita dans sa cuisine.

Elle venait d'achever ses préparatifs lorsque toute la famille arriva. Judith et Xavier, qui vivaient à présent à l'autre bout de la France, étaient de passage pour le week-end. Le futur gendre de la famille Kippa et le gendre de la famille Jaquette se dévisagèrent avec étonnement.

On s'installa dans la salle à manger. La pièce n'était éclairée que par deux chandeliers (c'était l'un des rares éléments du rituel de shabbat qui subsistait dans la famille) et par une petite lampe posée sur le piano.

- Je vais allumer le plafonner, dit le père de Judith (qui, cette fois, avait oublié ses classiques). Il va bientôt faire nuit.

- Surtout pas, intervint Emmanuel. N'allumez pas, c'est déjà shabbat : on ne doit plus modifier l'ordre du monde.

Ca commence bien, pensa la mère de Judith, on va dîner dans la pénombre. Pourvu que je ne me sois pas trompée dans mon menu. Comme l'entrée ne posa aucun problème, elle se détendit un peu. Puis elle servit les truites, qui sortaient d'une poêle à frire neuve, avec des pommes de terre cuites dans une casserole tout aussi neuve.

Emmanuel avala une première bouchée et fit des compliments à la cuisinière.

- Délicieuse cette truite

- Ce sont des truites très fraîches, précisa la yiddishe mame, je les ai achetées en fin d'après-midi ; on m'a dit qu'elles venaient juste d'arriver.

- En fin d'après midi ? murmura Emmanuel, dont la fourchette s'immobilisa en l'air.

- Oui... Pourquoi ? articula la pauvre femme qui pressentait une catastrophe

- A cause de shabbat.

- Mais il ne faisait pas nuit. Shabbat commence à la tombée de la nuit.

- Shabbat commence une heure avant la tombée de la nuit, expliqua Emmanuel. Ces truites ont probablement été achetées à shabbat et cuites à shabbat. Elles ont peut-être même été pêchées à shabbat. Je ne peux pas les manger.

Et voilà !, se dit Judith, on a toujours des problèmes avec les poissons dans la famille

Comme il régnait dans la pièce un silence consterné, elle tenta de sauver la situation.

- Je vais sortir le fromage du réfrigérateur.

- Il y a une lampe dans le réfrigérateur, n'est-ce pas ? Et elle s'allume lorsqu'on ouvre la porte ? demanda Emmanuel.

- Oui, bien sûr dit Judith.

- On aurait dû retirer cette lampe avant shabbat, je n'y ai pas pensé. Alors, surtout n'ouvrez pas le réfrigérateur pour moi !

Bref, ce soir là, Emmanuel ne mangea plus rien. Cela ne l'empêcha pas d'épouser Esther quelques mois plus tard.


Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !