Le prépuce

Le prépuce

La cousine de Judith venait d'être grand-mère. Judith avait une bonne douzaine de cousins germains, et c'était la première fois qu'une telle chose arrivait à l'un d'entre eux. Un événement ! D'autant plus que c'était un garçon. Un garçon prénommé Adam (prononcer Adame)

On attendait qu'une petite jaunisse s'estompe pour pratiquer la circoncision. Les jeunes parents consultaient avec perplexité la liste des mohëls (circonciseurs) de Paris. Qui choisir ?

- Pourquoi pas Joël Schneider, suggéra Judith. Il est médecin et c'est un ami d'Emmanuel.

Emmanuel vivait à présent avec Esther à Jérusalem, et il était devenu la référence de la famille en matière de religion.

Judith se souvenait bien du docteur Schneider, elle avait bavardé avec lui, précisémént au mariage d'Esther et d'Emmanuel. C'était un jeune homme moderne et sympathique, qui exerçait déjà la fonction de mohël en dehors de ses heures de consultation.

Le jour C fut fixé. Judith arriva la première chez les parents du petit Adam. Elle dut réconforter Clémentine, la mère du bébé, qui trouvait que la circoncision était un acte barbare.

- Je vais voir ça pour la première fois ! Et sur mon petit garçon !

En effet, Clémentine n'était pas juive au départ, mais elle l'était devenue à l'arrivée.
Il n'y avait pas encore beaucoup de mariages mixtes dans la famille à cette époque. Un lointain parent avait bien épousé, après la guerre, une femme qui avait été tondue, mais quand il l'avait présentée au clan familial, ses cheveux avaient déjà repoussé.

- je sens que je vais pleurer, disait Clémentine.

La sonnette retentit - C'étaient les grands-parents : la cousine de Judith et son mari. Ils arrivaient les bras chargés de victuailles cashères.

- Pour le rabbin, dirent-ils.

- Ce n'est pas un rabbin, corrigea Judith, c'est un médecin.

Puis arriva la tante Nina, l'arrière grand-mère. Elle disparaissait derrière un énorme hortensia rose, qu'elle avait bien du mal à porter.

La tante Nina était l'un des personnages les plus pittoresques de la famille, elle avait un délicieux accent russe ; c'était elle qui avait organisé la séance de danses cosaques au mariage de Judith et Xavier (cf. Mazel tov (acte I))

Judith se demandait si, à soixante-quinze ans, sa tante Nina donnait encore dans le folklore russe lorsque la sonnette retentit une nouvelle fois. On n'attendait plus que le mohël. L'homme qui était en face d'elle avait dû se tromper d'adresse. C'était un homme corpulent avec un chapeau noir, un costume noir, une longue barbe noire et une chemise blanche : tout d'un pingoin !

Tandis que Judith cherchait la formule qui permettrait de le mettre à la porte avec courtoisie, le pingoin se présenta :

- Je suis le docteur Schneider.

Judith n'en crut pas ses oreilles. Que lui était-il donc arrivé ? Une crise d'orthodoxie aigüe ? Une crise d'intégrisme ? Une attaque de fanatisme ? Machinalement, elle lui tendit la main, mais se sentit aussitôt stupide : bien sûr, il ne serrait plus la main des femmes.

Judith, très perturbée, fit les présentations. Le pingoin bavarda avec les jeunes parents, puis il revint vers Judith. On avait dû lui dire que c'était elle qui avait suggéré son nom.

Je suis face à un difficile problème, dit le docteur Schneider en tirant nerveusement sur sa longue barbe. Je ne peux pas pratiquer cette circoncision. L'enfant n'est pas juif.

Pas juif, Adam ! Judith se dit qu'elle rêvait.

- Pas juif ? je ne comprends pas

- On ne m'a pas averti que la mère est une convertie, dit le pingoin.

- Mais c'est précisément au judaïsme qu'elle s'est convertie ! s'exclama Judith, tout en essayant de ne pas être entendue par les autres

- Elle a été convertie par un vague rabbin libéral ; pour moi, cela ne compte pas.

Judith était catastrophée. La mère, la grand-mère et l'arrière grand-mère la regardaient avec anxiété.

Que faire ? Il ne restait plus qu'à faire intervenir le ciel. En l'occurence, le ciel c'était Emmanuel, son beau-frère. Elle s'éclipsa du salon, prit nerveusement le téléphone et appela Jérusalem. Après trois essais infructueux, elle fut enfin en communication avec Dieu. Elle raconta tout dans le désordre : le bébé juif qui n'était pas juif, le rabbin libéral qui n'était pas casher, la mère convertie qui n'était pas convertie. Bref, Adam allait garder son prépuce.

- Passe-moi Joël, dit son beau-frère.

Elle retrouva le pingoin en train de plier bagages devant la famille éberluée. Heureusement, il n'avait rien expliqué.

- J'ai Emmanuel Froum au téléphone, il voudrait vous parler, dit-elle au médecin qui sortit de la pièce.

- Il est bizarre ton mohël, dit la tante Nina, en s'adressant à Judith. En Rrrussie, tout se passait en un clin d'oeil ; un verre de vodka avant, un verre de vodka après et le travail était terminé. Qu'est-ce qui ne va pas ici ?

- Tout va bien, dit Judith. Il veut simplement savoir plus de choses sur la famille. J'ai appelé Emmanuel à Jérusalem.

- S'il n'y avait pas eu cette jaunisse à la clinique, j'aurais demandé à un chirurgien de pratiquer l'intervention, dit Clémentine.

- Pas casher ! s'exclamèrent en choeur la grand-mère et l'arrière grand-mère

Puis ce fut le silence et l'attente. le pingoin réapparut enfin au bout de quelques minutes qui semblèrent très longues.

- Je vais faire cette milah (circoncision), dit-il à Judith, mais j'agis en tant que médecin - comme si j'intervenais pour raison médicale. Ne comptez pas sur moi pour le rituel...

- Ne dites rien aux parents pour l'instant, murmura Judith.

- Bien, je leur expliquerai plus tard.

Le prépuce était coupé, Clémentine avait retrouvé ses esprits (elle avait failli s'évanouir), la grand-mère et l'arrière grand-mère remplissaient des coupes de champagne casher.

Brusquement, Judith s'aperçut que le mohël tournait en rond dans la pièce, avec le prépuce au bout d'une pince. Judith savait que le père du bébé doit enterrer le prépuce de son fils. Mais le pingoin devait se dire qu'on ne pouvait pas faire confiance à cette famille et il voulait régler le problème lui-même.

Judith lui montra discrètement l'hortensia de la tante Nina. Il esquissa un sourire et acquiesça.

Ainsi, tandis qu'on s'affairait autour du bébé et du champagne casher, le docteur Schneider planta un prépuce aux côtés d'un hortensia. Puis il prit congé. La nourriture ne devait pas être assez cashère pour lui.

Cette fois, la tante Nina ne dansa pas la kazatchok mais, après avoir bu quelques coupes de champagne, elle posa la bonne question :

- Au fait, où a-t-il mis le prrrépuce, le rrrabbin ?

- Il est là, dit Judith, en désignant les cinq boules de fleurs roses.

- Quoi ? Tu plaisantes ? Avec mon hortensia !

L'arrière grand-mère regardait la plante avec effroi, imaginant peut-être l'éclosion prochaine de toutes sortes de petits prépuces ou, qui sait, de petits pénis au beau milieu des pétales de fleurs.


Brèves

Notre tradition

Il y a longtemps, dans une synagogue d'Odessa avait lieu un service religieux.
La moitié des présents s'est mise debout, et l'autre moitié est restée assise.
Les assis ont commencé à réclamer que les autres se rassoient, et ceux qui étaient debout ont réclamé que les autres suivent leur exemple...
Le rabbin, qui ne savait pas quoi faire, décida de s'adresser au fondateur de la synagogue, le vieux Moïché. Il invita un représentant de chaque fraction, et ils allèrent tous chez Moïché pour lui demander conseil.
Le représentant des "debout" demanda :
- Être debout pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le représentant des "assis", tout content, demanda :
- Alors, se tenir assis pendant le service – est-ce notre tradition ?
Moïché répondit :
- Non, ce n'est pas notre tradition.
Le rabbin, perplexe, dit :
- Mais... pendant le service, une moitié se met debout et l'autre reste assise, et les querelles s'ensuivent...
- Voilà! - dit le vieux Moïché. - Ça, c'est notre tradition !